Opinions of Tuesday, 28 June 2016

Auteur: Dr Vincent-Sosthène Fouda

Camerounais, libérons-nous de la haine..

Il est difficile dans la société camerounaise de commencer un article de réflexion par « nous » tout comme il est difficile de le poursuivre par société. La vulgarisation de la science dans ce territoire de 25 millions d’hommes de femmes et d’enfants refuse qu’on s’arroge le droit d’ériger un « nous » voire de parler à son nom. Tout comme avec rigueur il est difficile de désigner une juxtaposition de microsociétés en société tant il existe de sociétés dans ce Cameroun !

Le « nous » par lequel nous ouvrons pourtant cette réflexion est une nécessité et pourrait être désigné comme un sujet pur et transcendantal. Ce qui veut dire en d’autres termes que nous ne sommes ni l’homme, ni la femme, ni la prostituée du cinquante/cinquante à Mini-Ferme, ni l’étudiant qui parcourt 20 km à pied pour espérer prendre un cours dans l’une des nombreuses universités du pays sans espoir de décrocher un jour un diplôme et quand bien même il le décrochera rien ne garantit qu’il puisse un jour le convertir en emploi. « Nous » sommes donc un « nous » antagoniste qui surgit d’une société antagoniste, éparse ; éparpillée. Ce que « nous » vivons ne nous est pas commun, émotion, souffrance, dictature, viol, joie, mariage, baptême, fête, danse, intimité, jouissance dans le lit, copulation, « inimitié » dont parle Achille Mbembé dans son dernier ouvrage. Mais « nous » devons accepter de partir de ce point tout en le critiquant au nom même de l’objectivité du point « zéro » ou comme disent les philosophes kantiens du « tohu-bohu » originel.

Je ne suis pas certain que « nous » soyons unifiés en nous, l’être singulier en lui-même est déjà tout un univers mais nous devons par la rencontre de l’autre découvrir l’unique condition humaine de l’être social et sociable que nous sommes et c’est parce que nous le sommes que nous ne pouvons qu’avoir un destin commun.

Depuis quatre à cinq décennies, il y a une politique de déstructuration du « nous-commun » au Cameroun qui a fini par faire de « nous » des mouches prises dans une toile d'araignée. Nous partons d’un désordre enchevêtré, car il n’y a pas d’autre lieu à partir duquel commencer. « Nous ne pouvons pas partir, commencer, en prétendant que nous sommes extérieurs à la dissonance de notre propre expérience, car ce serait mentir. Telles des mouches prises dans un réseau de relations sociales hors de notre contrôle, nous ne pouvons qu’essayer de nous libérer en rompant les fils qui nous emprisonnent. » Je lisais encore Michel Foucault dans Les mots et les choses, ouvrage de référence si nous voulons comprendre « l’œuvre immense à laquelle l’Occident a soumis des générations dans le but de produire la soumission des hommes ; je veux dire leur constitution comme « sujet » dans les deux sens du mot. »

Nous devons nous émanciper….
Ce qui nous arrive n’est pas nouveau, cette construction de la haine, de la servitude, nous devons donc tenter de nous en libérer. Ceci passe par la reconnaissance, l’identification, la localisation des mailles de cette grande toile d’araignée. Ensuite nous devons faire un travail de négation constructive et de critique émancipatrice. Nous devons prendre conscience que notre critique n’est pas parce que nous sommes difficiles, saoulards, pauvres d’esprit, mal adaptés à la société dite émergente du Renouveau ! La situation difficile dans laquelle nous sommes ne nous laisse pas de choix ; que fait-on quand on n’a pas d’eau ? Que fait-on quand on n’a pas d’électricité ? On ne peut pas aller chercher de l’eau chez le voisin ni l’électricité alors on devient un « nous » pour critiquer, pour proposer des solutions, pour dire non !

Que faisons-nous quand nous ne pouvons pas nous soigner, quand nous ne pouvons pas envoyer nos enfants à l’école, quand les assiettes de nos enfants restent désespérément vides ! Vivre, penser c’est nier de toutes les manières que nous pouvons la négativité de notre propre existence. « Pourquoi es-tu si négative ? » Demanda un jour l’araignée à la mouche. « Sois objective, oublies tes préjugés ! » Quand même elle le voudrait, la mouche ne peut pas être objective. « Regarder la toile d’araignée objectivement, depuis l’extérieur, quel beau rêve », dit la mouche, « quel rêve vide et décevant ! ». Pour le moment, néanmoins, toute analyse de la toile d’araignée qui ne commencerait pas par le fait que la mouche s’y trouve prise serait totalement fallacieuse. (Toutes les métaphores sont dangereuses. Ce sont des jeux qu’il faut ensuite mettre de côté. La mouche ne joue aucun rôle dans la construction de la toile d’araignée, alors que nous sommes les seuls créateurs du système qui nous tient prisonniers.)

Faisons un effort de nous regarder, nous sommes instables, déséquilibrés à tout point de vue. Nous ne crions pas parce que nous sommes assis dans un fauteuil, mais parce que nous tombons dans le précipice. Trêve donc de métaphore ! Des médecins de plus en plus commerçants parce que, eux-mêmes sont paupérisés, des fonctionnaires dont le poids des responsabilités dépasse la largeur des épaules, des salaires de misère, des concours de la fonction publique confisqués par une élite elle-même soumise à la dure réalité de la soumission sexuelle dans une « normosexualité » décadente. Une société sans route, un Cameroun enclavé, une monde paysan en esclavage ne peut que se noyer dans l’alcool pour inviter la mort le plus rapidement possible, la petite enfance sodomisée, des bébés vendus au plus offrant, jetés dans les marres d’eau, dans les cabinets au fond du jardin, ces enfants qu’on ne veut plus parce qu’on n’a plus rien à leur offrir et cette copulation que nous ne pouvons pas arrêtés puisqu’enfermés dans le noir d’Eneo. Toutes ces maladies, Sida, chlamydia,

Blennorragie, hépatite, verrues génitales, herpès, mycose génitale, papillomavirus etc. parce que nous n’avons pas d’eau pour nous laver à cause de la Camwater et de la CDE ! Ces cadavres qui jonchent les couloirs de nos hôpitaux, ces accidentés de la route, cette odeur de fer du sang qui coule, oui ces accidents à répétition dans les boula-boula, les opep, qui n’ont pas subi de contrôle technique depuis leur entrée au Cameroun, qui roulent comme ils peuvent sur des routes qui n’existent que dans la tête de nos gouvernants inscrit à l’école de la médiocratie. Ce Code Pénal recopié chez les Français qui ne s’appliquera qu’au plus démunis les sans-défenses, ces 14 milliards qui serviront aux publi-reportages qui alimenteront la haine des uns contre les autres ! Voilà la grande toile d’araignée qui se déploie.
 

Le penseur, assis dans son fauteuil, suppose que le monde qui l’entoure est stable, que les ruptures de l’équilibre sont des anomalies qu’il convient d’expliquer. Chez nous c’est donc tout le contraire, les humains sont transformés en torche parce qu’ils ont dérobé dans le champ voisin de quoi manger, la vie humaine n’a plus de pris, nous sommes dans l’hystérie collective à soif de sang humain. Le loft veut défier la répartition et les frontières entre l’espace public et l’espace privé, le désir de transparence devient un voyeurisme triomphant.

Nous voyons donc tout comme un mouvement flou et confus. Le Cameroun est un pays de déséquilibre, et ce qui doit être expliqué, c’est l’équilibre et l’hypothèse de cet équilibre. Nous ne sommes plus que haine comme cette petite colonie de Juifs-Allemands errante à Paris, qui se déteste pour survivre et qui fera mettre Walter Benjamin dans une fausse commune, sans épitaphe, sans nom, comme s’il n’avait pas vécu nous dit Hannah Arendt en parlant de ces années de guerre et de deshumanisation. De parfaits analphabètes ont pris le pouvoir et traitent les hommes de sciences pour des moins que rien tout en pillant leurs travaux et recherches sans les citer, ils les critiquent sans argumenter et surtout sont les financiers des Cameroon bashing !

Le système gouvernant camerounais a cultivé en nous l’inimitié, homme animal, produit « d’une histoire de la prédation » dit Achille Mbembe, nous sommes dans une camisole de haine depuis la proclamation de l’indépendance du Cameroun le 1er janvier 1960 et c’est à juste titre que les cercueils de haine s’alignent depuis l’assassinat camerouno-camerounais du leader du l’UPC Ruben Um Nyobè avec le soutien de l’Etat français.

Le cri, le nôtre, n’est pas seulement un cri d’horreur, loin de là ! Nous ne crions pas parce que nous voyons venir une mort certaine voire proche dans la toile d’araignée, mais parce que nous rêvons de nous libérer. C’est humain de pousser ces limites, de pousser un peu plus loin les murs de la prison dans laquelle nous sommes pour nous donner l’illusion de vie. Nous crions de toutes nos forces que nous tombons dans le précipice, non pas parce que nous anticipons le fait que nous allons nous écraser contre les rochers, mais parce que nous entretenons encore l’espérance qu’il pourrait en être autrement. Je convoque à dessein « l’espérance » au sens où l’utilise Benoît XVI dans son encyclique Spe salvi quand il dit que « l’espérance est un donc divin qui transforme les cœurs et permet (…) d’anticiper, dans le temps (…) l’espérance attire l’avenir dans le présent, au point que cet avenir n’est plus le « pas-encore ».

C’est d’ailleurs pour cette raison que le système gouvernant n’a pas encore pris et ne prendre pas le dessus sur le « nous-commun ». Notre cri est un refus donc de l’acception de l’ordre que veut nous imposer le système gouvernant qui nous spolie de tout y compris de notre dignité. Nous devons nous inscrire dans le refus d’entériner ce qui est faux, d’accepter la croissance des inégalités, de la misère, de la violence. Nous devons refuser d’écrire au pas d’une photo d’un jeune mort en mère à la quête d’une vie meilleure : « Dieu l’a voulu ainsi qu’il protège à présent son âme » !

Notre cri le cri de 92% de la population camerounaise est un refus de nous réfugier dans la position de victimes de l’oppression. C’est à nous de refuser d’être cantonner dans ce discours que tiennent de plus en plus les universitaires du régime gouvernant « hors de nous point de salut » ils prédisent la fin du monde s’ils ne sont plus là et nous invitent à nous croiser les bras car « tonton veille sur nous » !

Notre cri doit pouvoir briser les chaînes et les fenêtres, il est refus d’être pris dans les mailles de la toile d’araignée, il est un débordement, un mouvement au-delà de la marge, au-delà des limites de la bienséance.

Quand je ferme les yeux, que je plie mon point depuis le coude jusqu’au poignet tel le penseur de Rodin, qu’est-ce que je vois ? C’est un peuple en marche, qui change le présent car le présent est touché par la réalité future. Je vois des espérances mineures tant dans la vie personnelle que dans la vie en société parce que de l’effort de tout un chacun se construisent civilisation, justice en cela je fais mienne les mots du théologien protestant Jûrgen Moltmann. La souffrance que « nous » endurons ne peut que nous rendre solidaire et ne dites pas trêve de discours, mais profond enseignement car nous en avons besoin.

Je vous invite in fine à transformer notre cri en victoire finale en lui donnant deux dimensions : le cri de rage qui s’élève à partir de notre expérience actuelle est porteur d’espérance, la projection d’une altérité possible. Le cri est extatique, au sens littéral de sortir de soi-même vers un avenir ouvert.