Opinions of Friday, 12 May 2017

Auteur: Achille Mbembe

Chronique: Macron au prisme de l'Afrique

Achille Mbembe, chroniqueur Achille Mbembe, chroniqueur

Après ce qui s'est passé aux États-Unis en novembre dernier avec l'élection de Donald Trump à la Maison-Blanche, beaucoup avaient peur qu'un autre pays important – et qui a tant apporté au monde – ne bascule à son tour dans les sombres prisons du national-populisme et du crypto-fascisme si typiques de cette ère de revanche : la revanche des « petits blancs ». La défaite de l'extrême droite aidant, l'air n'est plus aussi moisi qu'il y a quelques jours.

Victoire politique, défaite culturelle

Beaucoup espèrent qu'Emmanuel Macron n'aura pas fait que soulever de la poussière, qu'il sera porteur de vraies espérances, celles qui permettront de rouvrir le futur, pas seulement à l'échelle de la France, mais aussi à l'échelle planétaire, puisque c'est aussi à ce niveau que se joue désormais le sort de la France elle-même, et du monde. Sur le plan interne, les défis auxquels le nouveau chef de l'État doit faire face sont en effet colossaux. La violence causée par des décennies de politiques d'austérité a fini par ébranler le tissu social. Ces politiques ont conduit, entre autres, à la montée inexorable des inégalités, à la stagnation, voire la baisse, du revenu des ménages, au déclassement social, à l'insécurité individuelle et à la vulnérabilité tous azimuts parmi les couches les plus précaires de la société. L'on s'en rend désormais compte, tous ces facteurs constituent des germes d'un radicalisme de type éruptif, qui, lui-même, prend sa source dans un messianisme purement négatif.

Emmanuel Macron devra faire face à cette forme viscérale de radicalisme à un moment où le Front national a d'ores et déjà enregistré une victoire culturelle substantielle. Une partie de ses idées, de ses imaginaires de la nation et de ses frontières, bref de sa représentation du monde, est désormais largement disséminée au sein de la société. Une très large part des forces vives de la France a plus ou moins intégré dans son propre univers mental cet imaginaire, à un point tel qu'il fait aujourd'hui partie du sens commun. C'est le cas des pulsions xénophobes, de la réarticulation des clivages idéologiques autour du rapport aux frontières, d'une mythologie proprement religieuse de la laïcité, d'une définition ethno-confessionnelle de la citoyenneté, bref d'une sorte de culturalisme qui sous-tend, de nos jours, le projet de rétractation identitaire. La défaite culturelle de l'idée d'une France-Monde et l'incapacité de la gauche à s'opposer frontalement au racisme a laissé le champ ouvert à un ethnocentrisme nombriliste et à une conception autoritaire de la culture. Or, de la même manière que la crise écologique, la culture ne semble guère occuper une place éminente dans le projet d'Emmanuel Macron.

Le syndrome postcolonial

Venons-en à ce que signifie cette élection pour l'Afrique. Beaucoup d'entre nous rêvent du jour où les Africains s'intéresseront aux élections françaises exactement de la même manière qu'ils s'intéressent aux élections indiennes, allemandes, turques ou américaines.

Je trouve tout à fait névrotique le surplus d'affects que ceux-ci accordent aux jeux politiques français alors même qu'ils ne sont pas des citoyens français. Je trouve déshonorante et humiliante la manie qu'ils ont de vivre par procuration leur existence politique, de reporter sur l'ancienne puissance coloniale leurs fantasmes et leurs espérances avortées. Qu'ils s'imaginent que leur sort dépend entièrement de la France est symptomatique d'une conscience profondément malheureuse et aliénée, d'un esprit de défaite manifeste et d'une grave intériorisation de la servitude.

Il faut à tout prix sortir de ce syndrome postcolonial. C'est lui qui nous pousse constamment à chercher à nous défausser de nos responsabilités et, par conséquent, à livrer le sort de nos peuples à des puissances étrangères. Beaucoup se posent la question de savoir si la politique africaine de Macron suivra un cours différent de celui de ses prédecesseurs. J'ai attentivement étudié les déclarations du candidat Macron et de son conseiller aux affaires internationales, Aurélien Lechevallier.

Une politique suicidaire

Le discours est lisse. Le fonds reste le même. « Relations transversales » ? Qu'est-ce que cela veut dire concrètement ? Ambition « plus large », celle d'un « grand partenariat entre l'Europe, l'Afrique et la Méditerranée » ? Combien de fois dans le passé a-t-on entendu parler de ça ? « Routes de la liberté et de la responsabilité » ? Comment cela rime-t-il avec la militarisation des frontières et la multiplication des camps ?

« Renforcer l'espace francophone notamment dans sa dimension économique » ? Où est la culture ? Où sont les arts et les lettres ? Où sont les idées ? Comment, de façon créative, dénationaliser cette langue-monde dont nous sommes tous devenus, par accident, des héritiers ? Manifestement, pour ce qui nous concerne, les questions doivent être posées autrement. Pourquoi voulons-nous que la France change un système et des dispositifs qui, du moins sur le court terme, lui assurent tant de profits à la fois financiers, militaires et symboliques ?

Au nom de quoi ?

Tout comme Barack Obama hier, Emmanuel Macron n'a pas été élu par les Africains. Strictement parlant, il ne leur doit rien, et c'est bien ainsi. Il a été élu par les Francais, et ce sont les intérêts de la France qu'il a pour devoir de protéger avant tout. De toutes les façons, qui faut-il blâmer en dernier ressort si les Africains s'avèrent incapables de choisir librement leurs dirigeants et si ces derniers, comme à l'époque de la Traite des esclaves, n'ont d'yeux que pour leurs intérêts privés et non ceux de leurs peuples ?

Quand comprendrons-nous que rien ne changera dans la relation entre l'Afrique et la France tant que les Africains ne se réveilleront point. Tant qu'ils ne s'organiseront point collectivement ; tant qu'ils ne se mobiliseront point pour imposer un autre rapport de force entre l'État supposé les représenter et la société, bref, tant qu'ils ne se décoloniseront pas mentalement ?

Quant à ce que l'on nomme « la Françafrique », le voudrait-il, je doute qu'Emmanuel Macron puisse y mettre un terme. Véritable sac de boue et de fiente, elle dessert pourtant, sur le long terme, les intérêts de la France en Afrique. Mais on le sait, la politique française en Afrique a longtemps été suicidaire. Elle ne s'inscrit pas dans une véritable vision politique du monde qui vient. À l'imagination historique, elle préfère des mythes dont la plupart ont été forgés dans un passé colonial et raciste. Ce sont ces mythes qui poussent la France à constamment donner quitus aux satrapies les plus vénales et les plus brutales du continent. Tel est, en particulier, le cas de l'Afrique centrale, ce cœur des ténèbres de la démocratie où certains autocrates étaient déjà au pouvoir quand Macron n'avait que quatre ans ! On l'a vu, ils ont été les premiers à lui adresser des « félicitations ». Le moment venu, ils espèrent lui appliquer, comme ils l'ont fait avec succès avec tous ceux qui l'ont précédé, la fameuse technique de l'édredon. Ce sont ces mythes d'un autre âge qui poussent également la France à renoncer, quand il s'agit de l'Afrique, à toute capacité d'anticipation. D'un côté, elle ne sait ni ne veut prévoir. De l'autre, ses choix sont toujours des choix à courte vue, gouvernés qu'ils sont par la logique des contrats commerciaux.

Passer à autre chose

Cette sorte de diplomatie affairiste – qui ne sait plus distinguer entre le public et le privé ou encore la raison mercantile et la raison d'État –, voilà le socle de la Françafrique. Ceci étant, la question qu'il faut se poser n'est donc pas de savoir ce qu'Emmanuel Macron fera pour les Africains, ou ce que les Africains sont en droit d'attendre d'Emmanuel Macron. C'est plutôt de savoir ce que les Africains attendent véritablement d'eux-mêmes. Que sont-ils prêts à sacrifier pour se tenir debout par eux-mêmes et pour faire de l'Afrique son centre propre, sa puissance propre, un vaste espace de circulation ? Car c'est en posant les vraies questions qu'ils seront, peut-être pour la première fois depuis la décolonisation, à même d'obliger la France à bien ouvrir ses yeux, à regarder l'avenir, et éventuellement à changer de paradigme. Tout le reste n'est qu'illusion.

* Achille Mbembe est membre de l'Academie américaine des arts et des sciences. Son dernier ouvrage, Politiques de l'inimitié, est paru aux Éditions La Decouverte en 2016.