Opinions of Wednesday, 11 October 2017

Auteur: Monique Kwachou

Crise anglophone: la révolution n’est plus révolutionnaire

Le président camerounais, Paul Biya Le président camerounais, Paul Biya

Il y a à peu près un an éclatait la grève contre la phagocytose de la Common Law et du système d’éducation anglophones au Cameroun. Personne n’aurait prédit que les protestations se mueraient en un fiasco émaillé par la violence de part et d’autre, mettant ceux mêmes qui avaient lancé ces manifestations face à un dilemme des plus difficiles.

Le 30 août 2017, plus de 50 personnes qui avaient été arrêtées en rapport avec les manifestations dans le Cameroun anglophone ont été remises en liberté après huit mois de détention illégale. Ces remises en liberté ont été perçues comme un effort par le gouvernement visant à assurer la reprise effective des cours dans la partie anglophone du pays au titre de l’année académique 2017/2018. Malheureusement, cet effort dérisoire intervenait trop tard.

Effectivement, alors que l’année académique démarrait, je me suis retrouvée à avoir des conversations démoralisantes avec des parents et des amis à moi, des conversations qui portaient sur leurs enfants — mes jeunes cousins, neveux et nièces : iraient-ils à l’école au cours de cette année scolaire?? Seraient-ils inscrits dans les mêmes régions que celles où résident et travaillent leurs parents??

De ce fait, quand un ami étranger m’a demandé si tout allait déjà bien au Cameroun anglophone, j’ai essayé de lui faire comprendre clairement que ce n’était définitivement pas le cas. Comment lui expliquer que la protestation avance haletante, alors qu’il n’est plus possible de dire clairement ce pour quoi nous manifestons ou encore qui nous dirige??

J’essaie quand même de lui présenter la situation : nous qui vivons ici au Cameroun, qui avons investi ici, qui aimons notre pays, nous qui avions des projets pour nos vies, nous qui maugréions tout en nous accommodant de la vie du mieux que nous pouvions sous un régime vieux de 34 ans, nous qui croyions par-dessus tout à la nécessité d’avoir un plan d’action rationnel, nous sommes tous fatigués. Nous sommes tous épuisés. Et, par-dessus tout, nous sommes coincés, pris au piège entre deux oppresseurs : d’un côté, le gouvernement qui, depuis des décennies, réprime brutalement toute protestation ou fait la sourde oreille à nos griefs et, de l’autre côté, le «?Combat?» autoproclamé qui est maintenant dirigé par des radicaux basés à l’étranger et leurs alliés courroucés par l’intransigeance du gouvernement.

Nous faisons tous de notre mieux pour surmonter les difficultés que présente ce dilemme, parce que nous sommes très peu nombreux à nous accorder sur ce que les deux parties ont tort. De plus, beaucoup moins de personnes d’entre nous sont disposées à unir les forces afin de déterminer une meilleure démarche. Trop d’intérêts, trop de peurs, trop de risques. Et tandis que nous sommes en proie à la peur, notre sort collectif baigne dans l’incertitude.

J’évoque le roman de Khaled Hosseini, Les Cerfs-volants de Kaboul, dans lequel les Afghans célèbrent l’avènement des talibans en 1996. Je souligne la similarité entre les événements de l’œuvre et ceux qui se déroulent dans mon pays : je vois mon peuple célébrer les leaders téléguidés du «?Combat?», lesquels se font appeler «?Southern Cameroons Ambazonia Consortium United Front?» (Front uni du Consortium Ambazonie/Cameroun méridional – SCACUF), alors même que ces derniers élisent des leaders sans révéler qui a voté ces derniers et lancent des mots d’ordre de grève sans consulter la majorité sur le terrain, une majorité qui était toujours privée d’accès aux réseaux sociaux. Je relate à mon ami comment les commerces dans les deux régions arrêtent régulièrement de faire les affaires pendant une moitié de la semaine parce qu’une poignée de personnes, qui dirigent désormais par le biais de Facebook Live et disposent de zélateurs sur le terrain prêts à anéantir toute opposition, leur en avaient donné l’ordre. Et je dis à mon ami qu’il m’est arrivé de m’interroger : comment, ce mouvement caractérisé par la discordance, le privilège et un raisonnement superficiel?est-il révolutionnaire ?

La discordance :

Cela fait 11 mois que les avocats dans les régions Cameroun anglophone se sont mis en grève. Ils ne se présentent pas dans les salles d’audience, mais certains montent des dossiers que leurs clients emportent au tribunal et sur la base desquels les juges délivrent leurs jugements. Par conséquent, les affaires continuent d’être jugées et les avocats continuent de réclamer et de recevoir leurs honoraires.

Cela fait 10 mois depuis que les enseignants ont entamé leur grève. Cependant, à la fin du mois de février 2017, bon nombre des enseignants œuvrant pour le compte d’établissements publics — écoles normales, universités d’État, lycées, etc. — ont été contraints à regagner leurs postes de travail afin de ne pas être privés de salaire. Ils ont repris les cours, mais la taille moyenne de leurs classes ne représentait plus qu’une fraction des effectifs normaux puisque beaucoup de parents, prenant garde aux violents jeunes qui faisaient irruption dans les campus afin d’assurer l’effectivité d’une grève dont ils n’étaient pas à l’origine, avaient choisi de garder leurs enfants à la maison. À la fin de l’année académique, des enseignants épuisés, relevant tant du secteur privé que du secteur public, ceux qui étaient encore en grève et ceux qui avaient repris le travail, se sont réunis pour corriger les épreuves du GCE.

«?Le Combat?» reste essentiellement sous le commandement d’hommes qui nous dirigent depuis l’étranger où ils sont confortablement installés
Le privilège :

Cela fait huit mois que les grévistes dans les régions du Cameroun anglophone ont commencé à déclarer des journées «?ville-morte?» hebdomadaires, qui se veulent une forme de protestation. Au cours des trois premiers mois de cette autre forme de grève, tous les lundis et mardi, tous les commerces se devaient de ne pas ouvrir leurs portes, toutes les activités de transport — des motos-taxis aux agences de voyages interrégionales en passant par les taxis — devaient rester fermées. Les établissements qui refusaient de se plier à cette injonction étaient réduits en cendre ou subissaient un sort similaire. Lorsque les récriminations du peuple sont parvenues aux leaders de la grève sur les réseaux sociaux, le nombre de journées ville-morte a été réduit à un jour par semaine : les lundis. Cependant, ces leaders sur le net déclaraient occasionnellement une deuxième journée ville-morte lorsqu’ils estimaient que nous devions «?faire passer un message?».

De leur côté, les marchés qui n’ouvraient normalement que des jours particuliers de la semaine (à l’instar du marché de Buea Town, qui n’ouvre que les lundis et les jeudis), ainsi que leurs petits commerçants, très souvent des personnes qui tirent le diable par la queue, ont perdu la moitié de leurs recettes hebdomadaires. Les commerces ont dû s’adapter en ouvrant les dimanches, et certains établissements se sont vus dans l’obligation de revoir à la hausse leurs dépenses en employant des gardiens afin de se précautionner contre des protestataires zélés et habités par des tendances pyromanes.

À la fin de janvier 2017 — deux mois après le début de la grève des enseignants qui dure depuis dix mois dans le Cameroun anglophone — les parents anglophones de classe moyenne se sont vus obligés de prendre des dispositions alternatives pour assurer l’éducation de leurs enfants. Ceux qui pouvaient se le permettre ont inscrit leurs enfants dans des écoles anglophones se trouvant de l’autre côté de l’invisible Ligne Picot qui sépare les régions anglophones et francophones du pays. Ces écoles, opérant sous le même système qui fait l’objet des contestations, enregistrent actuellement un succès sans précédent dans les régions francophones.

Au cours du troisième mois de leur protestation, les enseignants des écoles et institutions publiques du Cameroun anglophone ont dû reprendre les cours. Il importe de relever ici que les enseignants des établissements publics sont de loin mieux payés que ceux des établissements privés. Ce qui veut dire que les enseignants mieux payés ont repris le travail et ont continué à toucher leurs salaires malgré les faibles effectifs dans leurs salles de classe. Leurs propres enfants, qui jusque-là étaient inscrits dans les internats, restaient à la maison et recevaient des cours particuliers de la part des vacataires et des enseignants des écoles privées. En effet, ces derniers représentaient maintenant une main-d’œuvre moins chère puisqu’ils n’avaient pas pu reprendre les cours, les établissements qui les employaient étant restés fermés de peur d’être réduits en cendre.

Quid de ceux qui ne peuvent pas se payer des professeurs particuliers et la multitude de parents qui n’ont pas le moyen d’inscrire leurs enfants dans des écoles situées dans les régions francophones?? Bah, ils représentent des «?sacrifices nécessaires?».

Pendant que la classe moyenne et ceux de la diaspora énoncent des théories sur les «?sacrifices nécessaires qu’il faut consentir pour les besoins de la cause?», le bas peuple au Cameroun anglophone, lui, paie le plus gros des frais.

Le superficiel

De ces trois mots, ce dernier décrit certainement le mieux ledit «?Combat?». Superficiel : exécuté par devoir ou par habitude, sans y réfléchir, y accorder une grande attention ou s’y attacher véritablement.

C’est le cas de mon oncle : il veut bien envoyer ses enfants à l’école, mais est convaincu qu’il est de son devoir de les garder à la maison parce que le gouvernement n’a pas encore remis en liberté les personnes arrêtées de façon arbitraire et poursuit la militarisation à outrance des régions anglophones.

C’est également le cas des «?leaders en ligne?», qui continuent d’appeler des journées ville-morte et le boycott des écoles afin de forcer le gouvernement intransigeant à céder à toutes leurs revendications allant du fédéralisme à la sécession (des revendications qui varient d’ailleurs en fonction de l’humeur), ainsi que celui du peuple résigné qui continue de les suivre.

Notre protestation n’est plus que «?superficielle?». Cette révolution est désormais trop à l’image des normes de notre quotidien pour être qualifiée de «?progressiste?».

Qu’à cela ne tienne, nous avons besoin d’une révolution. La minorité anglophone en a assez — le Cameroun tout entier devrait d’ailleurs être dans le même état d’esprit après 34 ans de mauvaise gestion, d’abus de pouvoir, de corruption et de répression. Cependant, devrait-on se contenter d’un changement quelconque?? La question qui se pose est donc la suivante : en quoi ce «?Combat?» est-il révolutionnaire ??

Il ne l’est pas tant que ça.

Effectivement, pendant que la classe moyenne et ceux de la diaspora énoncent des théories sur les «?sacrifices nécessaires qu’il faut consentir pour les besoins de la cause?», le bas peuple au Cameroun anglophone, lui, paie le plus gros des frais. Il échappe à ceux des classes supérieures qu’un sacrifice consenti à contrecœur n’en est pas un du tout, et qu’il n’y a rien de révolutionnaire dans un sacrifice consenti à des proportions inégales?; en fait, cela ne comporte rien de différent vis-à-vis de la norme.

Par ailleurs, dès l’arrestation des leaders syndicaux et des avocats à l’origine de la protestation, cette dernière s’est transformée en une opération de leadership à distance. Aujourd’hui, même après la remise en liberté des leaders syndicaux, «?le Combat?» reste essentiellement sous le commandement d’hommes qui nous dirigent depuis l’étranger, où ils sont confortablement installés, profitant des hôpitaux étrangers, assistant aux cérémonies de remise de diplômes de leurs enfants dans des écoles étrangères alors que nos enfants à nous sont assis à la maison. Une démarche très semblable à celle à laquelle nous avons déjà droit avec nos autorités gouvernementales corrompues.

Affichant une attitude similaire à celle du gouvernement camerounais, «?le Combat?» est réfractaire à la critique

Affichant une attitude similaire à celle du gouvernement camerounais, «?le Combat?» est réfractaire à la critique : soit vous êtes avec eux soit vous êtes un «?briseur de grève?». Malheur à vous si les leaders vous collent ce deuxième qualificatif : vous devenez la cible de toutes les menaces de mort, des opérations de diffamation ou encore d’incendies criminelles.

Ce que nous avons à présent c’est une rébellion dont les origines sont saisissables, vis-à-vis de laquelle l’on peut éprouver de la compassion. Mais ce dont nous avons besoin c’est quelque chose de plus… révolutionnaire. Un changement radical de la part de ceux que nous avons choisis pour nous diriger. Nous devons mettre davantage de pression sur les politiciens qui prétendent nous représenter et exiger de meilleures qualités de ceux qui affirment être opposés à ce gouvernement. Nous avons besoin d’une transformation, dans la façon de penser, d’agir et d’être. Ce serait là quelque chose de révolutionnaire pour le Cameroun anglophone.