Opinions of Saturday, 13 August 2016

Auteur: Yann Gwet

De quoi le leadership africain est-il le nom ?

Réunion avec les étudiants autour du leadership Réunion avec les étudiants autour du leadership

Les mots sont fragiles. Manipulés avec légèreté, ils se galvaudent. «Leadership» est de ces mots qui, du fait d’un emploi inconséquent, a perdu son sens. L’on comprend bien que lorsque le monde est rempli de «leaders», il manque d’authentiques leaders.

L’industrie de l’éducation a contribué à cette émasculation du mot «leadership», toutes les Universités occidentales qui se respectent prétendant en effet former de futurs «leaders» ! Nous ne sommes pas en reste en Afrique. Des entrepreneurs de l’éducation ont identifié le déficit de leadership comme une des causes des échecs du continent, et s’emploient à résoudre ce problème.
Fred Swaniker, entrepreneur ghanéen, est l’un de ces pionniers qui entend fournir au continent la prochaine génération de «leaders éthiques et entrepreneuriaux».

Relation au savoir horizontale

Pour ce faire, il a fondé l’African Leadership College (ALC) en 2013. Cette école, dont la première promotion, composée de 180 étudiants, a débuté sa formation en septembre 2015 dans son campus de l’Ile Maurice, part de l’hypothèse que la structure de l’économie a changé - globalisée, orientée vers les services, récompensant l’esprit d’entreprise -, et que cette évolution appelle une profonde réforme de la formation des futurs cadres africains.

Les étudiants de l’ALC, qui sont originaires de 29 pays d’Afrique, dont une dizaine de pays francophones, n’ont pas d’enseignants mais des «facilitateurs» - les plus âgés ont à peine trente ans.

Ceux-ci les accompagnent dans leur apprentissage. La première année, «Foundation Core», est déjà orientée vers l’acquisition de compétences professionnelles («Communication à fort impact», «Données et Décisions», «Leadership Entrepreneurial»...), et les étudiants sont exposés à des problèmes auxquels sont confrontées des entreprises partenaires (de grands groupes américains) de l’école.

La relation au savoir est horizontale – et non verticale. Les étudiants sont des explorateurs qui découvrent les connaissances et acquièrent des compétences en résolvant des situations du monde réel.

Et c’est justement sur l’acquisition de compétences précises - empathie ; collaboration ; pensée critique ; communication ; analyse quantitative ; autonomie – qu’ils sont évalués, et non sur la base d’examens notés.

Etudiants boursiers mués en leaders

Les principaux dirigeants de l’école sont d’anciens consultants en stratégie issus de grandes universités américaines qui sont culturellement proches de l’ethos de la Silicon Valley. Les liens de l’institution avec le secteur privé américain sont étroits - de grandes multinationales et fondations sont actionnaires –, ce qui facilite l’obtention de stages prestigieux pour les meilleurs étudiants. L’atmosphère est celle d’une start-up américaine : open-space, absence de hiérarchie entre facilitateurs, corps administratif et étudiant, tenues vestimentaires décontractées...

J’ai rencontré Massa Kiki Civian, une jeune camerounaise anglophone de 19 ans, lors de ma visite de l’école. Elle venait d’achever sa première année à l’ALC et se préparait à effectuer un stage dans une start-up camerounaise. Elle était fière de faire partie de la première promotion de l’école. «Ce qui m’a plu à l’ALC, c’est leur mission, qui est de créer une Afrique prospère et pacifiée en formant des leaders africains entrepreneuriaux et éthiquement responsables.

Ils préparent les étudiants à réussir leur carrière professionnelle et leur vie au XXIe siècle en ayant en tête la vision d’une meilleure Afrique. Grâce à l’ALC, j’ai désormais confiance en moi, et j’aborde l’avenir avec optimisme. Avant l’ALC, je ne pensais pas pouvoir créer l’avenir en ayant une vision et la volonté de travailler pour la réaliser.»

Vision post-politique

L’optimisme de Massa rejoint celui de nombre de ses camarades avec qui j’ai déjeuné dans une des résidences dans lesquelles sont logés les étudiants de l’école. Ces jeunes africains débordent de projets, souvent entrepreneuriaux, et dégagent en effet une assurance surprenante. Cet état d’esprit est d’autant plus intéressant qu’il est celui de jeunes qui sont pour beaucoup issus de milieux modestes. Tous sont boursiers.

En un sens, pour l’ALC, le plus difficile a été fait : inculquer à ces jeunes une haute idée d’eux-mêmes et de leurs capacités. La question qui se pose désormais est celle d’instiller en eux une conscience politique et une farouche ambition collective.

Cette étape ne sera pas simple, car implicitement, l’ALC a une vision économique du Leadership. Cette vision repose sur le postulat que nous vivons une époque post-politique, dans laquelle le pouvoir est entre les mains du secteur privé, et l’Etat est réduit à un rôle d’accompagnateur. Or si ce paradigme a en effet été celui du monde Occidental (où même-là il est remis en cause, comme le prouvent le Brexit et l’ascension politique de Donald Trump aux Etats-Unis), il n’a jamais été celui de l’Afrique. Sous nos cieux en effet, les problèmes sont essentiellement politiques ; leurs solutions le sont également.

En prenant compte cette réalité, l’ALC pourrait par exemple introduire dans son programme un cours de « Leadership africain » pour explorer la question de la nature du leadership dont nos pays ont besoin. Ce cours serait à l’intersection de l’histoire – quels sont les exemples historiques de leadership africain ?, de la philosophie – pourquoi ceux-ci ont souvent échoué ?, et de la stratégie – que faut-il faire pour rebondir ?, et permettrait à Massa et ses camarades de comprendre que leur rôle ne saurait se limiter à la nécessaire satisfaction d’intérêts privés, mais qu’il exige aussi la mise à disposition de leurs talents au service de causes qui dépassent leur seule personne.