Enjamber des cadavres pour voter aux présidentielles : de la fétichisation du vote en Afrique :: AFRICA Instrument de choix dans une organisation ou une société, le vote semble de plus en plus s’ériger au rang de fétiche en Afrique. Alors qu’on y vote depuis la période coloniale sans que cela ne soit d’un grand apport dans la démocratisation et le développement du continent noir, on accorde dorénavant des qualités quasiment magiques et démiurgiques à cette procédure de choix.
La preuve en est qu’on vote dans des pays africains en guerre, pour sortir certains pays africains de conflits de longue date, pour enclencher leur développement économique ou pour entériner leur entrée dans le monde démocratique. Sans nier l’importance du vote dans la construction et l’expression de la citoyenneté politique, il est important de se poser un certain nombre de questions : le vote a-t-il le pouvoir magique de sortir une société d’un conflit armé, d’une guerre civile ou d’un désaccord fondamental sur ses fondements institutionnels ?
Les Africains ne sont-ils pas en entrain de considérer que le vote et l’acte de voter comptent plus que des vies humaines lorsqu’ils enjambent des cadavres pour aller voter ? De quel type de pouvoir peut donner lieu un vote qui vaut plus que des vies d’hommes, de femmes et d’enfants qu’un pouvoir doit améliorer ? Qu’est-ce qui explique le hissage du vote au rang de sésame en Afrique depuis les années 1980 ?
* Le vote a-t-il le pouvoir magique de sortir une société d’un conflit armé, d’une guerre civile ou d’un désaccord fondamental sur ses fondements institutionnels ?
Cette question est cruciale lorsqu’on se rend compte que le vote a été utilisé comme clé de sortie de conflits dans de nombreux pays africains en guerre civile comme la RDC, la Côte d’Ivoire, la Centrafrique, le Mali, la Somalie, la Libye etc... Pratique qui a fait des émules car le Cameroun plongé depuis plusieurs mois dans un conflit meurtrier entre l’État et les sécessionnistes du Sud et du Nord-Ouest, pense en sortir par l’entremise des élections présidentielles programmées le 7 octobre 2018 prochain.
Il faut pourtant se résoudre à la réalité des faits. Malgré le vote, la guerre civile est toujours présente en RDC, le conflit ivoirien reste larvé dans ses grandes lignes et peut resurgir à tout moment, la Centrafrique ne s’est point débarrassée des démons de la violence, le Mali n’est pas sorti de la question Touarègue, la Somalie et la Libye renforcent leur statut de Far West. Il en est ainsi parce que la fonction du vote n’est pas celle de sortir les sociétés des conflits fondamentaux. J’entends par conflits fondamentaux, ceux qui portent sur les structures, les institutions et les mœurs qui forment la base du vivre ensemble dans un territoire.
C’est le rôle de la politique. Le vote a un pouvoir comme procédure de choix et de stabilisation de celui-ci uniquement lorsqu’un peuple est au préalable d’accord sur un certain nombre de choses. À titre d’exemple, on ne peut utiliser à bon escient le vote pour choisir la forme future de l’État camerounais que si ceux qui votent acceptent déjà qu’ils sont Camerounais, qu’ils sont citoyens d’un État dénommé Cameroun et que cet État peut prendre plusieurs formes dans le futur. Le vote, dans ce cas, ne vient que permettre une rupture non violente d’une divergence d’avis sur la forme que doit prendre l’État camerounais dans l’avenir.
De même, la partie du Cameroun jadis rattachée au Nigéria ne pouvait décider de rejoindre le Cameroun francophone que si ses populations acceptaient au préalable le Nigeria et le Cameroun comme États indépendants, et reconnaissaient l’autorité de l’instance organisatrice du référendum de 1972. Ce minimum d’accord sur les aspects fondamentaux du vivre ensemble est une chose sans laquelle aucun vote ne sera pas accepté comme procédure de choix. Son absence lui ôte toute capacité facilitatrice du vivre ensemble harmonieux au cas où les urnes auraient été imposées sans un minimum de monde partagé par les protagonistes. C’est un travail politique en amont qui permet d’atteindre cet accord minimal. Le vote ne vient alors que le sanctionner tout en s’y adossant pour avoir un pouvoir stabilisateur. Cela dit, aller aux élections présidentielles dans un pays en guerre civile ne permettra jamais à celui-ci d’en sortir.
Cela permettra juste, soit de consolider les parties dominantes (cas de la Syrie, de l’Irak) ou de permettre à ceux qui ont le soutien de l’extérieur de s’installer aux affaires (cas de la Côte d’Ivoire ou de la RDC) sans apporter des solutions à la racine du mal qui ronge la société. Syrie et Irak sont toujours en guerre civile malgré des élections dites démocratiques. Il en est ainsi parce qu’un vote ne peut remplacer le caractère politique du vivre ensemble. Les sociétés restent des entités dont la dimension politique ne peut être évacuée par une élection, simple instrument devant se situer en aval pour sanctionner un travail politique fait en amont. Sans ce dernier, et si on prend le cas du Cameroun, un adepte radical de l’État unitaire restera identique à lui-même après les présidentielles d’octobre prochain autant qu’un sécessionniste ou un fédéraliste radical.
* Les Africains ne sont-ils pas en entrain de considérer que le vote et l’acte de voter comptent plus que des vies humaines lorsqu’ils enjambent des cadavres pour aller voter ?
Le fait que les sociétés africaines soient traversées de multiples conflits, est une preuve qu’elle restent éminemment politiques. Il s’ensuit qu’une des problématiques qui surgissent d’une économie politique de la fétichisation du vote en Afrique, est la question de savoir si le vote utilisé comme un moyen de sortie des conflits fondamentaux n’est pas un mécanisme d’évidage des sociétés africaines de leur dimension politique. Le vote comme fétiche ne fait-il pas des sociétés africaines des sociétés où le travail politique devient faible et étriqué parce qu’on compte sur un fétiche censé assainir toutes les divergences et tous les conflits qui innervent les arcanes sociopolitiques, culturelles et imaginaires d’un État ?
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Si la réponse à cette question est positive telle que je le pose en conjecture – étant donné un électoralisme qui éviscère le champ politique africain de toutes ses aspérités et tumultes dont la violence est très souvent la traduction –, alors s’occuper de la vie des hommes, des femmes et des enfants, fonction par excellence de la politique, devient moins important que le vote. Dès lors, ce dernier renvoie sine die le travail politique pouvant permettre de sortir des conflits anciens et d’éviter une hypertrophie des conflits opportunistes. J’entends par conflits opportunistes, ceux qui trouvent une société si profondément déjà délabrée dans ses structures fondamentales, qu’ils la font basculer sans difficultés dans la violence meurtrière.
La question anglophone est de cet ordre au Cameroun car il s’agit d’un conflit ancien dont l’explosion a été assurée par une conflit opportuniste sous les traits des revendications corporatistes de certains Camerounais anglophones. Tel est le cas du Cameroun où le vote, de 1960 à 1982, et de 1982 à 2018, a envoyé aux calendes grecques l’incessant travail politique nécessaire, tant à la construction d’une nation, qu’à la confection d’un pouvoir nécessaire à l’amélioration de la vie de tous les Camerounais. Il en résulte un électoralisme qui remplace la politique, devient ce qui en tient lieu, ou à la fois son instrument et son objectif final. Si « le vote fétiche » devient la valeur suprême dans une société à la place de la vie des citoyens, alors on se surprend à enjamber des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants pour aller voter.
On oublie ainsi à la fois toute la dimension politique des cadavres qu’on enjambe, et le fait que voter, dans ces conditions, est une autorisation donnée à la continuité de l’ordre qui fait des potentiels votants des cadavres. Il n’est donc pas surprenant que des régimes africains issus de telles élections ne respectent pas la vie. Les tirs à balles réelles sur les populations au Cameroun en 2008, au Gabon en 2017, en RDC en 2018, au Togo en 2018, pour ne citer que ces cas-là, témoignent du triste palmarès nécrologique des régimes africains qui ont mis « le vote fétiche » sur un piédestal en oubliant le travail politique nécessaire à la gestion des tumultes dans leurs sociétés. Je dirai que ce que j’appelle « le vote fétiche » fait des Africains assassinés ce que Michel Foucault appelle « des restes muets de la politique ». « Le vote fétiche » est en effet le nouveau totem du rituel politique africain où la polis est duale.
D’un côté, les détenteurs du pouvoir et, de l’autre, ceux sur qui il s’exerce. « Le vote fétiche » permet ainsi à ceux qui détiennent le pouvoir d’en jouir et d’échapper aux morts évitables. Ces dernières deviennent sans surprise le lot quotidien des outsiders, des Africains ordinaires.
* Qu’est-ce qui explique le hissage du vote au rang de sésame en Afrique depuis les années 1980 ?
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Je le répète à l’envi, le but pour moi dans ce texte n’est pas de rejeter l’importance que revêt le vote comme forme d’expression et d’incarnation de la citoyenneté politique. Je vous parle de ce que j’appelle « le vote fétiche », celui qui, désormais, se présente comme la solution miracle pour sortir les sociétés africaines des conflits fondamentaux. Celui qui vaut plus que la vie des citoyens. Ce que je vais essayer de faire dans cette dernière partie consiste à donner des jalons explicatifs du hissage du vote en Afrique à un rang de fétiche. Je propose quatre facteurs explicatifs de ce phénomène.
Premièrement, je pense que la dimension politique des ajustements structurels y est pour beaucoup. Ces programmes ont demandé aux pays africains une démocratie immédiate qui s’est réduite au vote. Dynamique qui s’est renforcée avec la chute du Mur de Berlin et les conditionnalités d’une aide au développement désormais attribuée à l’aune d’élections jugées justes, libres et transparentes par les pays donateurs. « Le vote fétiche » est donc d’abord une création de la communauté internationale, mieux, des anciennes puissances coloniales qui, du jour au lendemain, ont décrété que le politique en Afrique, c'est-à-dire un mode de régulation d’une société instable et conflictuelle, va se réduire à l’acte de voter.
En conséquence, une fois que les superviseurs internationaux valident un scrutin sur un pays africain, cette validation prend le pas sur le travail politique à mener pour résoudre les conflits fondamentaux au sein de la société. En d’autres termes, la validation d’un vote par des acteurs internationaux, très souvent occidentaux, prend le pas sur le travail politique interne inévitable pour diriger un pays.
Deuxièmement, le rêve du pouvoir à vie des dirigeants africains. Atteindre cet objectif fait plusieurs usages du vote fétiche. Il peut s’agir d’un instrument pour exalter la continuité de l’État et de ses agendas malgré les conflits meurtriers. L’argument granitique avancé dans ce cas de figure est celui suivant lequel ce ne sont pas les instigateurs de la violence qui vont définir l’agenda politique d’un État. Celui-ci doit rester maître du temps et du calendrier politique. C’est la voie choisie aujourd’hui par le Cameroun plongé en pleine guerre civile.
Dans la même veine, certains régimes africains évoquent l’insécurité pour ne pas organiser des élections présidentielles. Le cas de la RDC est, de nos jours, emblématique de cette stratégie où un régime, en s’agrippant au pouvoir au-delà de ce qu’autorise la Constitution, alimente l’insécurité dans le pays afin d’éviter d’aller aux urnes. Dans ce cas aussi, le vote devient un fétiche car on tue pour combattre l’insécurité qui empêche de voter pour arrêter l’insécurité. Avec un président qui, suivant la Constitution congolaise, a épuisé ses mandats depuis décembre 2016 mais reste au pouvoir, ceux qui veulent aller aux présidentielles et ceux qui ne veulent pas y aller s’affrontent et s’entretuent au nom du vote.
Troisièmement, « le vote fétiche » peut avoir une cause stratégique pour de nombreuses oppositions africaines. Si de nombreux opposants africaines s’entêtent ainsi à aller aux urnes alors que les régimes en place remportent très souvent les présidentielles, c’est parce que leur objectif profond est moins de gagner que de se positionner dans le partage du pouvoir. L’opposition camerounaise aurait envie de gagner une présidentielle qu’elle s’évertuerait à avoir un seul et unique candidat étant donné que la présidentielle s’y fait à un seul tour.
Depuis plus de 35 ans, elle va aux élections en rangs dispersés et perd systématiquement ? Pas surprenant que certains opposants camerounais soient désormais ministres d’Etat depuis trente ans et porte parole du régime qu’ils prétendent combattre. Participer aux élections présidentielles est donc l’alibi avancé par ceux qui veulent se signaler au pouvoir et lui proposer leurs services au sein du régime en place.
D’où un vote qui renforce les dictatures en les validant. Un vote qui constitue l’escabeau des opposants pour intégrer le pouvoir en place. Un vote qui évacue la citoyenneté civique et la citoyenneté sociale des agendas politiques africains.