Opinions of Saturday, 23 July 2016

Auteur: Aimé Raoul Sumo Tayo

Faut-il terroriser les terroristes ?

Aimé Raoul Sumo Tayo Aimé Raoul Sumo Tayo

A la suite de la parution du rapport d’Amnesty International, Bonne cause, mauvais moyens: atteintes aux droits humains et à la justice dans le cadre de la lutte contre Boko Haram au Cameroun, j’ai publié un document qui combine deux approches empiriques pour analyser le rapport d’Amnesty : l’observation directe des faits et une enquête basée sur des entretiens ; l’objectif étant de montrer que dans le conflit qui oppose le Cameroun à Boko Haram, Amnesty International a eu une vision partielle, voire partiale de la situation.

Je ne vais pas revenir sur le rapport puisqu’il est disponible en téléchargement libre sur Internet. Je souhaite plutôt soumettre aux lecteurs de ce texte ma vision des standards de la contre-insurrection. Sous quel standard, face à Boko Haram, les forces de défense doivent-elles, au-delà de la préservation de l’intégrité du territoire, préserver nos valeurs centrales, de faire disparaître tout sentiment de menace contre la communauté nationale.

Quel prix devons-nous payer pour arriver à « une situation globale dans laquelle chaque citoyen peut vivre libre, en paix et à l’abri du danger, participer pleinement à la gestion des affaires publiques, jouir de ses droits fondamentaux, avoir accès aux ressources et produits de première nécessité, et vivre dans un environnement qui ne nuit pas à sa santé et à son bien-être ».

I.Les standards de la contre-insurrection

Il ne souffre d’aucune contestation que le respect du droit international des droits de l’Homme est primordial dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Si la nécessité de brandir la force pour s’opposer à la violence la plus extrême est admise par tous, les Etats doivent se garder de tomber dans un mimétisme où ils perdraient leur légitimité. Comme le relève le général Pierre de Villiers, « céder à la violence, à la discrimination, à la non-distinction des moyens : c’est l’échec de la mission. Plus encore, c’est l’échec de la  conscience collective.

N’oublions pas que les terroristes savent très bien se nourrir de ce qu’ils présentent comme une répression aveugle. » En effet, la stratégie terroriste atteint ses buts non par l’effet de ses actes, mais par la réponse à ces actes. C’est la théorie de la provocation conceptualisée par Carlos Marighella. Donc, en principe, ne pas respecter le droit international des droits de l’Homme signifierait se rabaisser au niveau des terroriste, tomber dans le piège qui consisterait à renoncer à ses valeurs. Mais qu’est-ce qu’on fait quand on a en face de soi un mouvement qui, par ses projets de territorialisation et par son idéologie, menace non seulement l’intégrité de votre territoire, mais aussi votre mode de vie.

Qu’est-ce qu’on fait contre un groupe qui dispose d’un arsenal dépassant les capacités de certains Etats : mitrailleuses lourdes, lance-roquettes antichars Rpg-7, d’explosifs Semtex, des missiles sol-air à très courte portée (Satcp), de blindés Vickers, de canons de 155 mm, d’obusiers, de chars T55, des armes collectives de type 12.7 mm et des mitrailleuses à gaz de 7,62 mm, des Rpg7. Qu’est-ce qu’on fait contre des personnes qui, au début de la guerre, pouvaient « partir de Kousseri jusqu’à N’Gaoundéré sans qu’on ne puisse être capables de les arrêter » comme l’avait relevé un responsable des forces de défense et de sécurité ?

Plus important, comment mener une guerre face à unmouvement quimène une lutte apparemment purement ritualiste que l’on qualifie parfois à tort de nihiliste ? Sous quel standard doit-on mener une guerre contre des opérateurs terroristes pour qui « mourir en essayant est aussi valable que réussir camer.be», une guerre où l’ennemi fait le choix de mourir pour échapper à une souffrance identitaire intolérable et une tragique revendication existentielle qui, terrible paradoxe, vise à mourir…pour vivre autrement, comme le démontre Xavier Pommereau, l’enjeu étant, selon les stratèges de Boko Haram, de rejoindre les prophètes, purifier ses pêchés, obtenir la garantie de la vie après la mort, l’entrée directe au paradis et la capacité d’intercéder au jour du jugement dernier ?Dans ce contexte, il est clair que la victoire passera par des massacres d’envergure, ce que François-Bernard Huyghe appelle"grandes dépenses de sang", car les armées de la sousrégion font face à des dizaines de milliers de combattants prêts à mourir.

La tâche des forces de défense est d’autant plus difficile que contrairement à une guerre conventionnelle où l’on opère une distinction nette entre les civils et les combattants, dans le cadre du terrorisme ceci est difficilement possible. Boko Harama su mettre à profit les solidarités ethniques transfrontalières et les similitudes culturelles avec le Nord Cameroun pour se dissimuler au sein de la population. Il faut d’ailleurs relever que certains villages sont réputés pour avoir été infestés à 80% du fait de la complicité ou de la crainte des populations.

Comment opérer dans un contexte asymétriqueoù le concept de « frappes chirurgicales » est difficilement applicable. Il est difficile de dire qui est adepte de Boko Haram sur la base du facies ou des habitus comme cela avait été le cas jusqu’en 2014. Les terroristes ont su s’adapter, affiner leurs capacités de dissimulation. Il ne s’agit plus de barbus aux accoutrements biens connus de l’époque.

Ils savent désormais se dissimuler. Ils ont pu tirer profit de la cupidité des agents d’identification du système Senac, de la gratuité de la Cni en période électorale et se jouer des failles de la loi portant institution d’une carte nationale d’identité. Du coup, de très nombreux combattants de Boko Haram ont obtenu ce précieux sésame, et de ce fait, peuvent circuler librement en territoire camerounais.

La distinction entre civils, notamment combattant et non-combattant, est d’autant plus difficile que Boko Haram dispose globalement de deux types d’opérateurs :les permanents qui vivent dans les camps et les temporaires qui vivent gentiment à la maison et qui sont mobilisés de temps en temps camer.be. Parfois, même leurs épouses ne sont pas au courant de leur double vie. De nombreux adeptes de Boko Haram se sont ainsi investis dans les activités humaines normales telles la mécanique, le transport, le change, l’enseignement coranique, etc. A côté de ces opérateurs on retrouve de nombreux logisticiens, mi-opportunistes-criminels, miterroristes.

De même, le rapport d’Amnesty pose le problème du genre dans la contre-insurrection. Comment procéder quand Boko Haram, tirant profit de notre sensibilité sur la question, affine ses modes opératoires ?En effet, suivant la formation qu’elles ont reçu dans les camps de Boko Haram, les femmes de Boko Haramsont généralementchargées de la dissimulation et du transport des armes et explosifs. On leur a enseigné comment les dissimuler dans leurs voiles et dans les sacs de farine de maïs. De plus, les femmes et les jeunes filles sont utilisées pour transporter les armes ou mener des actions de type kamikaze.

Dans un tout autre registre, si l’existence de prison sécrètes au Cameroun n’a pas jusqu’ici été établie, le rapport d’Amnesty International a au moins suscité le débat sur les conditions d’incarcération des présumés terroristes. L’on peut se poser aujourd’hui la question de la pertinence des vieilles législations nationale et internationale actuelles enmatière d’incarcération dans un contexte de lutte contre le terrorisme. Cette question me semble d’autant plus importante que même l’administration Obama n’a pas pu fermer la prison américaine de Guantanamo bay.

Au Cameroun, les personnes suspectées d’appartenir à Boko Haram sont transférées à la légion de gendarmerie qui les envoie après enquêtes, chez le commissaire du gouvernement selon la procédure en vigueur. A titre personnel, je pense que le bon sens voudrait que les cas sérieux pouvant conduire à des opérations importantes de contre-insurrection ou pouvant permettre d'avoir une meilleure connaissance de la secte et de son organisation soient exploités plus longtemps. Au peut également discuter de l’utilité des « mesures d’interrogatoire musclées ».

Il y en a qui pensent que l’on peut légitimement torturer pour sauver des vie. A titre personnel je réprouve totalement les pratiques de torture, même contre des Boko Haram présumés. Autre question qu’a suscitée la lecture du dernier rapport d’Amnesty, quel est le véritable statut de ces populations qui, contrairement aux autres, ont fait le choix de rester, de ne pas fuir à l’arrivée de Boko Haram et qui ont vécu deux ans sous l’administration de l’éphémère protocalifat ? L’armée camerounaise les appelle « ex-otage ». N’est-il pas possible que les armées de la Celt aient donné un coup à la fourmilière, provoquant ainsi une dispersion des djihadistes aguerris qui fondent dans ces flux d’« otages » libérés » ?

II.La nécessité de sortir du prêt à penser anti-terroriste

Parce que le terrorisme singulier est devenu pluriel, il est important de « sortir de la logique du prêt à penser anti-terroriste pour se lancer dans le sur-mesure, comme le conseille justement le criminologue françaisAlain Bauer. Notre contre-insurrection doit tenir compte de la configuration locale des zones affectées par les activités du terrorisme. Il faut, par exemple, comprendre que Boko Haram c’est aussi la collusion entre les opérateurs terroristes et les entrepreneurs du banditisme rural transfrontalier aux abords du lac Tchad.

Il faut également intégrer l’idée suivant laquelleles activités de Boko Haram sont aussi la manifestation de contentieux historiques qui secouent la région. Les esclavagistes et leurs victimes d’hier jouent une nouvelle tragi-comédie aux abords du lac Tchad sous la bannière de Boko Haram.Christian Seignobos, un expert de la région a démontré que L’occupation de la région par Boko Haram a ravivé toutes les anciennes fractures du passé précolonial, en particulier entre groupes collaborateurs des royaumes musulmans de plaine et ceux des anciens réservoirs d’esclaves forcément résistants.

De nombreuses communautés ont fait allégeance à Boko Haram. L’on ne devrait donc plus être surpris par les interpellations collectives. J’ai constaté, à la suite de la publication de mon contre-rapport, qu’une partie de l’opinion camerounaise pense comme Charles Pasqua, Vladimir Poutine et Moshé Yaalon, ancien chef d’état-major de Tsahal, qu’il faut travailler à ce que la peur change de camp, il faut terroriser les terroristes, les traquer jusque dans leur lit et les éliminer physiquement quand leur arrestation est impossible. Ceux-là pensent que lorsqu’on est amené à opérer dans la jungle, il faut parfois recourir aux lois de la jungle. Il s’agit parfois d’éviter d’avoir des contraintes que l’ennemi n’a pas.

A titre personnel, je pense que si les droits et libertés sont au coeur de la justification de la démocratie libérale, il faut cependant éviter que les règles mises en place pour donner expression à ces valeurs ne rendent la société incapable de « défendre d’autres valeurs et institutions tout aussi centrales à la possibilité de la démocratie libérale, telles que la sécurité ».Nous sommes en guerre et dans ce type de guerre justement, il peut arriver que pour des raisons contingentes, l’application sans restriction d’un droit individuel hypothèque ces mêmes valeurs et c’est la raison pour laquelle Daniel Marc Weinstock estime qu’il convient de circonscrire ces droits pour qu’ils ne se retournent pas contre les valeurs qui leur servent de fondement.

Sans vouloir faire l’apologie du viol des droits humains, il faut relever que la sécurité est un impératif et elle implique tout de même des coûts de deux ordres : premièrement des coûts réels liés à la mise en place d’un dispositif technologique et humain très complexe (forces de l’ordre, appareillage de surveillance,matériels militaires et autres), qui nécessite l’investissement de fonds publics qui ne peuvent, dès lors, pas être investis dans d’autres secteurs tels la santé ou l’éducation. La sécurité implique également des coûts en terme de limites aux droits et libertés.