Au lendemain de la proclamation de l’indépendance, de nombreux étudiants camerounais en France épris de patriotisme s’étaient retrouvés confrontés à un grand dilemme : fallait-il intégrer l’administration camerounaise, malgré les conditions calamiteuses de l’octroi de l’indépendance au pays, et surtout la personnalité de l’homme qui était le Premier ministre du Cameroun, à savoir Ahmadou Ahidjo, un personnage qui s’était plutôt illustré dans l’opposition totale à cette l’indépendance, ou poursuivre la lutte, depuis l’étranger, jusqu’à l’indépendance « véritable », à savoir, celle qui verrait l’accession au pouvoir d’authentiques nationalistes ?
Mais en même temps, nombreux avaient été les étudiants qui ne se considéraient pas comme concernés par la politique et toutes les batailles qui se livraient à la fin des années 1950, et qui étaient retournés tranquillement au pays, pour participer « à l’œuvre de construction nationale », un des thèmes chers à Ahmadou Ahidjo. C’était le gros lot des « carriéristes » qui ont géré progressivement le Cameroun, au fur et à mesure que les coopérants s’en allaient, tout au long du règne d’Ahmadou Ahidjo, et même bien au-delà.
Pour tout dire, le retour de cette seconde catégorie d’étudiants et leur mise à la disposition d’Ahmadou Ahidjo n’avait nullement été surprenant, dès lors qu’un grand nombre d’entre eux avait même déjà, par le passé, tenté, avec l’aide du Ministère de la France d’Outre-Mer – sans oublier l’inénarrable Louis Paul Aujoulat, le colon à la fois le plus influent et le plus nuisible du Cameroun –, de saborder l’UNEK, Union Nationale des Etudiants du Kamerun, proche du mouvement nationaliste. Nguimbous Nliba et Mimbang Martin, avaient, en 1955, créé un mouvement qu’ils avaient dénommé « Groupement Universitaire Camerounais », en abrégé GUC, et qui se voulait « apolitique ». Adalbert Owona, Owona Vincent, Benoît Essougou, Atangana Engelbert, avaient, à leur tour, créé en 1958 le Rassemblement des Etudiants Camerounais, REC, sans parler de Georges Ngango qui avait été exclu de l’UNEK en 1966, pour avoir également tenté de paralyser cette association.
François Sengat Kouoh : militant de la cause patriotique.
Face à ces étudiants-là, il existait les ténors de la politique, militants de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France, FEANF, et de l’Association des Etudiants Camerounais, AEC, devenue par la suite justement cette Union Nationale des Etudiants du Cameroun, UNEC, puis Union Nationale des Etudiants du Kamerun, UNEK, cette fois-ci, sur proposition d’un étudiant camerounais en Angleterre, Bernard Fonlon, tant combattue par le Ministère de la France d’Outre-mer, d’abord, et ensuite par le gouvernement Ahidjo qui en avait obtenu de Giscard d’Estaing, alors président français, l’interdiction en
1978. Ceux-là ne manquaient pas une occasion pour dénoncer le colonialisme français, non seulement au Cameroun, mais sur l’ensemble du continent africain y compris l’Ile de Madagascar, au point d’aller même régulièrement lui porter la contradiction à l’ONU. Castor Osendé Afana y avait été dépêché par l’UNEK, en 1957. En 1959, ce fut au tour de Jean-Michel Tchaptchet et de F. Gorji Dinka, étudiant à Londres, de représenter l’UNEK. Qu’y avaient-ils déclaré ? Jean-Michel Tchaptchet :
« … de l’avis de l’UNEK, une indépendance hâtivement négociée entre, d’une part, un gouvernement camerounais qui s’est jusqu’ici montré réservé à l’égard des aspirations nationales, et, d’autre part, le gouvernement français, qui s’est montré opposé au droit des peuple à disposer d’eux-mêmes, est pour le moins suspecte... ».
Bien mieux, l’UNEK avait déclaré le 1er janvier 1960 « journée de deuil », conformément à une résolution de son congrès du 26 au 30 décembre 1959 à Paris.
François Sengat Kouoh était de ces étudiants-là. Aussitôt débarqué en France, il rejoint la cause patriotique, et devient un militant actif de l’indépendance du Cameroun. Il adhère tout naturellement à l’UNEK, devient membre du comité de rédaction de la revue « Présence africaine », et, bien mieux, en crée une spécialement chargée de dénoncer le colonialisme français au Cameroun. Il la dénomme « Kaso ». Dans celle-ci, au lendemain du massacre des patriotes camerounais perpétré par le haut-commissaire de la République française au Cameroun Roland Pré au mois de mai 1955, il écrit dans le numéro 02 de son journal, daté de septembre-octobre de cette année-là :
« … des arrestations massives s’opèrent ; on fait pression sur les uns pour dénoncer, à tort et à travers, leurs voisins. Des condamnations immédiates se prononcent ; l’on transporte de nuit, pour le Nord, des prisonniers par avion (…) une prime de « X » francs est attribuée à quiconque dénonce son frère comme upéciste. Des arrestations se font à toute heure, au bureau, à l’atelier, à la maison, dans la rue. On est condamné sans être entendu (…) Beaucoup de prisonniers meurent de coups et de tortures. A l’intérieur, on saccage votre pauvre case ou votre maison, l’on met à raz votre bananeraie ou cacaoyère, l’on brûle tous vos biens et vous fait payer une amende avant de vous emprisonner ».
La même année 1955, à n’en pas douter écœuré par les exactions du colonialisme français au Cameroun, Sengat Kouoh se porte candidat à la présidence de l’UNEK lors de son congrès annuel à Paris au mois de décembre, et est aisément élu. Il ne s’en tient pas là. Il publie, peu de temps après, des recueils de poésie : « Fleurs de latérite », « La mémoire du sang », « Fidé-lité ». Extraits :
« Ils sont venus / civilisation / Bible sous le bras / fusils en mains / les morts se sont entassés / l’on a pleuré / et le tam-tam s’est tu / silence de mort / (…) si je dois revenir Afrique / si je dois revenir boire à ta coupe / je voudrais de mon douloureux moi hybride / extirper l’écharde de l’orgueilleuse Europe / et clarifier l’Afrique / clarifier la mémoire de mon sang (…) on a blanchi ma cervelle / mais ma mémoire est restée noire indomptée / Eia pour la joie de vivre / je ne renierai point ma négritude… »
François Sengat Kouoh docile serviteur d’Ahmadou Ahidjo.
Nombreux avaient été les membres de l’UNEK qui avaient dénoncé la résolution de cette association proclamant le vendredi 1er janvier 1960, « jour de deuil national ». Au nombre de ceux-ci : Denis Ekani, Ambroise Foalem, Philippe Tchinou, Jean-Baptiste Yonkeu, Balla Benoît, Kanga Victor, Vroumsia Tchinaye, Kou-lé Théodore, François Sengat Kouoh, et bien d’autres…
Peu de temps après, tous ceux-là étaient devenus de hauts fonctionnaires au Cameroun au service d’Ahmadou Ahidjo, renonçant totalement à leurs belles paroles révolutionnaires d’hier à la cité universitaire d’Antony dans la banlieue sud de Paris. François Sengat Kouoh, pour sa part, était passé, sans transition, en quelques jours en 1960, de la cité universitaire à l’ambassade du Cameroun à Paris, en qualité de Chargé des Affaires culturelles et commerciales. Fin de discours patriotique et révolutionnaire.
La même année, il est nommé directeur de cabinet du Ministre des Affaires Etrangères. Il volera ainsi de nominations en nominations sous Ahmadou Ahidjo et en deviendra le secrétaire général adjoint à la Présidence de la République avec rang de ministre en 1968. Il fera ainsi partie des « intellectuels camerounais » dont Ahmadou Ahidjo rigolera du passé « révolutionnaire ». Il sera d’autant plus fondé à le faire que François Sengat Kouoh était devenu un militant actif et important de son parti unique et instauré dans la terreur, l’Union Nationale Camerounaise, UNC. De mauvaises langues Duala raconteront même que François Sengat Kouoh aurait conseillé, pour étaler sa totale platitude devant Ahmadou Ahidjo, à ce dernier d’interdire l’assemblée traditionnelle du peuple Duala, le Ngondo. Vrai ? Faux ? En tout cas la rumeur a circulé… Il se serait inspiré d’un autre renégat de la cause nationaliste, Charles Assale, qui avait livré l’association traditionnelle du peuple Bulu à Ahmadou Ahidjo : Efulameyong.
François Sengat Kouoh repêché par Paul Biya.
1982. Ahmadou Ahidjo est remercié par celui dont il était le protégé et obligé : le gouvernement français. Paul Biya lui succède. Mais, s’il est devenu chef de l’Etat du Cameroun, il n’est pas encore chef de la classe politique de l’époque, celle de l’Union Nationale Camerounaise, UNC. Commence alors une course au pouvoir sans merci, une bataille homérique entre les limogés et autres marginalisés d’Ahmadou Ahidjo, et de hauts fonctionnaires opportunistes qui estiment que leur heure a sonné. Ce n’est pas tout, une importante frange de la population, de son côté, crie à tue-tête au retour de la démocratie. Lors de son premier voyage officiel à Paris au mois de février 1983, Paul Biya est pris à partie par la presse française qui lui demande de clarifier sa position devant cette revendication pressante et légitime. Sur le perron de l’Elysée, au sortir de son premier entretien avec son homologue français, il répond, quelque peu irrité :
« …c’est au sein de l’UNC, parti démocratique, que doivent s’exprimer les différents courants de pensée ; il n’est plus nécessaire, au Cameroun, de gagner le maquis pour exprimer ses opinions… ».
De retour au Cameroun, un autre front de bataille voit le jour, celui du retour d’Ahmadou Ahidjo aux affaires. Pour sa part, il redoute profondément l’UPC. Il semble convaincu que « l’âme immortelle du peuple camerounais », une fois de nouveau autorisée à se manifester, ne ferait qu’une bouchée de son régime. Il est pris en tenailles.
Du vin neuf dans de vieilles outres : la bataille François Sengat Kouoh contre Georges Ngango
Que faire ? Il décide de recourir aux services de deux renégats de l’UNEK, François Sengat Kouoh, qu’il nomme ministre de l’Information, et Georges Ngango, qu’il nomme à ses côtés à la Présidence de la République en qualité de Ministre chargé de missions. Bref, il récupère deux ténors de l’UNEK qui ont trahi cette association d’étudiants patriotes. François Sengat Kouoh, pour sa part, est même promu secrétaire politique du RDPC, lors du changement de dénomination de l’UNC, à Bamenda en 1985. Il est tout rayonnant de joie. C’est un retour triomphal pour lui, après la disgrâce infâmante – pour lui – dont il avait été l’objet sous Ahmadou Ahidjo.
Mais, c’est connu, il est bien difficile de faire cohabiter deux caïmans affamés dans un même marigot. La bataille entre les deux ex-camarades du mouvement patriotique à Paris est par conséquent rude. D’un côté, on entend :
« on ne met pas du vin neuf dans de vieilles outres, autrement, les outres vont se percer, et le vin sera perdu… ».
C’est Georges Ngango qui parle, vautré sur cette vérité biblique. D’un autre :
«… la jeunesse n’est pas un critère d’excellence… ».
C’est François Sengat Kouoh qui lui répond, hilare et fort de ses longues années auprès d’Ahmadou Ahidjo en train de traquer ses camarades de militantisme à Paris hier. La suite, tout le monde la connaît, les deux ont été virés, chacun avec fracas...
François Sengat Kouoh de retour dans le camp de la contestation.
1991. Le pluralisme politique est de retour au Cameroun. François Sengat Kouoh renoue, sans hésitation, avec ses amours de jeunesse : la contestation politique. Il se met à fréquenter des personnages que hier il n’aurait pas hésité, un seul instant, à jeter en prison. Il se retrouve plutôt « conseiller » de ceux-ci. Mais, ce vétéran de la politique n’a pas eu le conseil bien lumineux, la coordination de l’opposition n’étant guère parvenue à conquérir le pouvoir. Aussi, en sa qualité d’écrivain, nombreux sont les Camerounais qui désirent plutôt garder de lui, depuis sa mort, ces merveilleux vers :
«... à moi mes totems tous les totems de mon enfance / vous donc qui dormez au coin de ma mémoire / dans les globules de mon sang et les pigments de ma peau / qui êtes de moi et de mes morts le pacte sacré / collier de cauris, c’est aussi la confession mêlée à la jubilation… »