Un tabou peut se définir comme un domaine, un sujet, un thème, une chose et une problématique interdits à la pensée et à la critique. Une simple évocation de ceux-ci est souvent proscrite en public. Nous parlons alors d’une réalité non négociable parce que sanctuarisée dans nos esprits, incrustée dans nos habitudes et sacralisée par nos pratiques quotidiennes. Nous nous surprenons donc à penser le monde immobile parce que nos imaginations n’arrivent plus à se défaire de l’ancien pour esquisser les contours d’un autre monde possible. Si la force du tabou est de stabiliser le monde tel qu’il est en l’excluant du débat et en préservant les acquis du statu quo, sa grande faiblesse est de bloquer l’imagination, de scléroser l’intelligence et d’attiédir l’innovation politique et sociale qui permet à une société de vivre suivant les exigences de son temps. Dans nos traditions, transgresser le tabou est susceptible d’attitrer des châtiments surnaturels sur celui qui en fait peu de cas. L’épée de Damoclès qui pèse sur celui qui passe outre le respect des interdits est la malédiction. Figure d’une sorte de sanctions infligée par les esprits invisibles, des gardiens du temple des traditions.
Cependant, le tabou, lorsqu’il concerne une société complexe, alimente l’accumulation de conflits tus, la sédimentation de désajustements multiples par rapport au contexte, et, surtout, l’éviction officielle de tout ce qui, en sous-mains, travaille en profondeur une société dans le sens du changement. Les tabous, les dictatures politiques en raffolent : on ne parle pas de la santé du Président ; on ne parle pas du salaire du Président que nul ne connait au Cameroun ; on n’évoque pas les biens du Président et encore moins les coûts de ses séjours privés en Europe. On ne parle pas non plus de son âge car c’est son cerveau qui compte et celui-ci a hiberné dans sa Fontaine de jouvence de 1982 !
L’ordre politique d’une dictature est l’ordre du tabou dans de nombreux domaines. Deviennent ainsi des menaces à traiter comme telles, ceux des citoyens qui, n’attendant pas que la liberté soit décrétée par le pouvoir en place, choisissent de vivre en hommes libres et d’en payer le prix. Le prix à payer, le mot est lâché. Quel prix paient aujourd’hui les Camerounais et le Cameroun si ce n’est celui d’un tabou, la question anglophone. Serpent de mer de la trajectoire sociopolitique et économique du Cameroun colonial et indépendant, des accords historiques léonins, le débauchage de personnalités anglophones nommées à des postes prestigieux, « un bilinguisme sparadrap » et le rituel de la fête de l’unité ont servi à la fois d’écran de fumée et de contre-feu à un mal-être anglophone aussi vieux que le Cameroun. C’était un tabou politique et sociologique. Il ne fallait pas en parler jusqu’à sa putréfaction actuelle. C’est le cas de le dire, « le volcan anglophone » qu’on disait inactif restait pourtant aussi actif que le Fako. Les armes crépitent, les Camerounais tombent sous les tirs d’autres Camerounais. L’unité nationale, talisman républicain brandi pour diaboliser ceux qui demandent l’évolution de la forme de l’État du Cameroun, est en fait un argument massue pour ériger un autre tabou : l’État unitaire non négociable.
L’État unitaire non négociable est en effet le nouveau tabou du régime de Yaoundé. C’est pourtant un tabou en sursis pour plusieurs raisons. Il n’y a pas une forme idéale d’État donnée une fois pour toute et valable en tout temps et en tout lieu. L’État n’est pas un prêt-à-porter mais un habitat dont les mesures doivent correspondre aux mensurations politiques et culturelles de sa société et de son peuple. L’État n’est pas une variable exogène à une société, à ses conflits et à ses évolutions sociologiques, politiques, économiques, démographiques et culturelles. Ce sont ces évolutions qui donnent sa forme à l’État en lui imposant des transformations nécessaires au vivre ensemble harmonieux. Quoiqu’en pensent les tenants d’un État unitaire non négociable, celui-ci est une variable endogène de la société camerounaise et ne peut ne pas changer quand cette société le demande qu’on le veuille ou non.
Cela dit, l’État camerounais n’est pas à la fin de son histoire mais à un moment de celle-ci. Moment qui rappelle que l’État est toujours une entité en devenir. La question anglophone est l’occasion de mettre en exergue l’importance de l’innovation institutionnelle et politique dans une société moderne afin d’en exploiter l’énergie produite par le tumulte de ses conflits. En brandissant l’État unitaire non négociable comme nouveau tabou, le régime camerounais cherche à endiguer une énergie dont la force motrice ne peut qu’être profitable à l’émulation institutionnelle, sociale et politique dans le pays. Le régime de Yaoundé fait peu de cas du rôle moteur de la destruction créatrice schumpetérienne dans la croissance institutionnelle et structurelle qualitatives dans un pays. Il veut sacraliser l’ordre du tabou et tuer l’esprit d’innovation qui, seule, sait arrimer avec précision forme institutionnelle et échos politiques d’un peuple.
Un bref regard rétrospectif atteste pourtant du fait que le Cameroun doit tous ses progrès sociopolitiques depuis la période coloniale au non-respect des tabous, au déboulonnage d’idoles et à la désacralisation de diables drapés en habits de sains. Aller à l’encontre de l’État-colonial en revendiquant l’indépendance du Cameroun était un tabou dans les années 1950. C’est parce que ce tabou a été transgressé par Um Nyobè que l’État-colonial a évolué vers l’indépendance du Cameroun. Les autres leaders de l’UPC ont continué ce travail de transgression des interdits de la dictature postcoloniale. De même, parler de multipartisme au Cameroun en 1990 a été présenté comme un tabou par le pouvoir en place depuis 1982. Celui-ci a traité les Camerounais qui exigeaient le multipartisme « d’oiseaux de mauvais augures » et de « vendeurs d’illusions ». Les populations camerounaises ont tenu bon et payé le prix de la transgression de ce tabou. Conséquence, le pays, en 2018, compte plus de 300 partis politiques. Ces quelques exemples témoignent du fait que l’État unitaire non négociable, le nouveau tabou du Renouveau National, va aussi sauter : il est juste en sursis.
La crise anglophone permettra ainsi au Cameroun de s’offrir un État plus adapté aux évolutions, conflits, et revendications de sa société : l’État n’est jamais définitif, il est toujours provisoire car jamais achevé. Dans une telle philosophie, rien de ce qui relève de sa forme ne peut être tabou sans subir la vengeance d’une société qui veut se reconnaitre dans ses institutions fondamentales et s’y entendre parler. Les esclaves noirs ont organisé le marronnage au prix de leur vie, Rosa Parks s’est assise dans un bus qui lui était interdit par les lois raciales américaines, Mandela a fait ce que le système de l’Apartheid punissait de la peine de mort, le Mur de Berlin est tombé grâce à l’action de transgresseurs de tabou…
Transgresser les tabous est le propre de l’homme démocratique. C’est comme cela qu’il peut transformer sa société et précipiter l’avènement d’une « société des égaux ». Or que revendiquent les Anglophones si ce n’est « une société des égaux », une société de Camerounais et de Camerounaises égaux.