Un immense nuage de poussière ocre m’accueille à l’entrée de Maroua, à l’extrême nord du Cameroun. Nous sommes à plus de mille kilomètres de la capitale, Yaoundé. Des motos-taxis de fabrication indienne circulent dans tous les sens. Les étals des commerçants bordent la rue qui donne sur la gare routière. Un enfant aux yeux hagards passe près de moi et me sourit. La ville a un air de sérénité, bien loin du danger et de la violence que j’imaginais.
Nuançons : ce calme cache les profondes tensions qui traversent la région. A Maroua, où vivent près de 400 000 âmes, il est impossible de faire dix mètres sans tomber sur des hommes en uniforme militaire, mitraillette prête à l’usage. Les contrôles sont spontanés et courants.
Alidou, mon guide, est membre d’un comité de vigilance de quartier contre les fillettes « kamikazes » de Boko Haram. Selon des témoignages, les membres de la secte islamiste nigériane enlèvent ces jeunes filles, leur font porter une bombe, parfois à leur insu, qu’ils activent à distance. Le guide Alidou raconte que la ville est encore sous le choc des attentats-suicides perpétrés les 22 et 25 juillet 2015 au marché central et dans un bar du quartier dit Pont-Vert, au cœur de la ville. Une vingtaine de personnes y ont perdu la vie.
Comment repérer une fillette « kamikaze » ?
Malgré les sourires, la vigilance, la suspicion sont donc de mise. Toute silhouette étrange, tout comportement et langue inhabituels sont suspects. Mais comment repérer une « kamikaze » potentielle ? Narquois, Alidou répond par une question : « Est-il écrit sur le front d’un terroriste qu’il l’est ? » Pour le guide, tout est dans la routine, dans le « feeling ». Au moindre soupçon, un numéro de téléphone permet d’informer les forces de l’ordre qui prennent alors le relais. Mais l’homme assure qu’aucun climat de délation ne s’est installé pour autant.
Les mosquées et autres lieux de culte, dans cette ville composée majoritairement de musulmans, restent sous haute surveillance. Les bars et les motos-taxis, eux, s’autorisent à déroger progressivement à l’arrêt des activités après 18 heures instauré par les autorités camerounaises.
En début d’après-midi, Alidou propose de me montrer le plus inquiétant à ses yeux : le camp de réfugiés de Minawao, en pleine zone désertique à plus de 70 km de Maroua et qui abrite 60 000 personnes, selon les dernières estimations. Des habitations à perte de vue, des dispensaires tenus par l’organisation non gouvenrenmentale Médecins sans frontières (MSF), des écoles, des plantations, des marchés, des quartiers entiers où vivent non seulement des réfugiés venus du Nigeria voisin, mais également des Camerounais ayant fui les villages reculés où la protection l’Etat est quasiment absente.
Dans ces villages, des « kamikazes » agiraient sans que personne n’en parle. Les enlèvements et les tueries attribués aux islamistes de Boko Haram y seraient monnaie courante. Soit on trouve refuge chez un proche à Maroua, très protégée par l’armée, soit on va à Minawao, où une coalition de donateurs occidentaux, dont la France et la Suisse, financent l’action de grandes ONG.
Porosité de la frontière avec le Nigeria
Le plus frappant est l’absence totale de contrôle par rapport à Maroua. Comment expliquer que nous ayons pu entrer dans cette ville-camp avec autant de facilité ? Comment expliquer que nous l’ayons traversée en voiture sur plusieurs kilomètres sans jamais être inquiétés ? Et même si nous avions été interpellés, assure Alidou, il aurait suffi de quelques billets de francs CFA pour que l’affaire soit réglée. Plusieurs habitants de Maroua font le même constat de corruption : « Vous saluez bien le militaire et il vous fout la paix. » Une situation propice aux trafics et à l’infiltration d’éléments de Boko Haram dans le camp.
Qu’adviendra-t-il, à long terme, de ces milliers d’habitants de Minawao ? L’Etat va-t-il délivrer aux Nigérians la citoyenneté camerounaise ? Tous ceux à qui je pose ces questions me conseillent d’attendre la prochaine élection présidentielle, théoriquement prévue en 2018, pour avoir des réponses. Une carte d’identité délivrée dans ce contexte est toujours une voix potentielle de plus.
J’assiste à un match de football dans le camp. L’un des organisateurs croit savoir que ces réfugiés retourneront chez eux une fois la secte islamiste Boko Haram décimée. Difficile de le croire. La guerre contre Boko Haram, qui a fait allégeance à l’organisation de l’Etat islamique en mars 2015, ne semble pas près de se terminer. Comment feront ces familles pour revenir dans des villages qui ont souvent été pillés et rasés ?
Pendant ce temps, la vie continue et des nouveau-nés poussent leur premier cri dans cette ville-camp. Une quarantaine de naissances en moyenne par jour y est recensée. Des familles qui se forment ou s’agrandissent et rêvent d’une autre vie, ailleurs. Un jeune en godasses de football me dit, souriant : « Moi je ferai tout pour aller chez vous, là-bas. »