Opinions of Monday, 21 November 2016

Auteur: Josiane Kouagheu

La difficile lutte contre l’odontol au Cameroun

Deux femmes buvant l’odontol Deux femmes buvant l’odontol

Interdite mais très populaire, cette boisson a encore tué 27 personnes mi-novembre dans plusieurs villages de la région de l’Est.

Les yeux hagards et larmoyants, Merlin tente en vain de suivre les instructions de l’ophtalmologue « Ouvre tes yeux. Que vois-tu ? » « Je ne vois rien docteur. Rien du tout », lui répond Merlin, lèvres tremblantes, dans un français hésitant. « Depuis quand es-tu aveugle ? », poursuit le médecin. Les yeux grands ouverts, l’homme âgé de 50 ans semble réfléchir. Son voisin, vêtu d’un jeans et d’une chemise tachés de terre, répond : « Samedi. » Lui aussi est aveugle : « Je ne vois plus rien de ce qui m’entoure, même pas mon doigt. »

Dans la salle aseptisée de l’hôpital de district d’Abong-Mbang, commune du département du Haut-Nyong, dans la région Est du Cameroun, les patients présentent presque tous les mêmes symptômes : cécité, violentes migraines et étourdissements. Ces hommes et femmes aux visages tordus de douleur ont probablement consommé de l’odontol, un alcool artisanal bon marché fait à base de vin de palme et de sucre auxquels on ajoute d’autres ingrédients pour « booster la teneur en alcool ». Cette boisson fait régulièrement des victimes dans le pays. Pour le docteur Joëlle Nwankwo, coordinatrice pour l’Est du Centre régional de prévention et de lutte contre les épidémies (Cerple), c’est la forte quantité de méthanol contenu dans l’odontol qui déclenche les crises mortelles. « Le nerf optique est touché, la cécité est alors irréversible. »

Se consoler « ensemble »

Grégoire Mvono, le gouverneur de la région, venu sur le terrain vendredi 18 novembre pour s’enquérir de la situation, confirme le denrier bilan : 27 personnes ont perdu la vie depuis la mi-novembre et 47 autres sont encore en observation dans les formations sanitaires des villages du département du Haut-Nyong tels Mindourou, Doumé et Abong-Mbang.

« Nous avons mis en place une commission d’enquête pour déterminer les causes de ce drame, précise le gouverneur, mine fatiguée. Le chef de l’Etat a décidé que les soins prodigués aux personnes qui sont actuellement dans les formations sanitaires et à celles qui vont venir, soient gratuits. » Mais, dans les bourgs durement frappés par le drame, on prie tous les « dieux des ancêtres » pour ne jamais avoir à bénéficier de cette gratuité présidentielle car, pour ces habitants, souffrir de ces maux est déjà un pas assuré vers la mort.

Assis sur une natte étalée à même le sol dans sa case en terre battue, Joseph Moampi, 73 ans, peine à articuler : « Mon épouse est morte. Elle s’appelait Rose Ambeo. Elle avait 63 ans. Elle est morte mardi vers 22 heures », commence-t-il, avant de s’interrompre, le regard au loin. Dans la pièce plongée dans une semi-pénombre et qui sert à la fois de chambre à coucher et de cuisine, de nombreux habitants ont rejoint leur chef. Une manière de se consoler « ensemble ».

Car, à Djouyaya, le chef du village n’est pas le seul endeuillé. Sept autres personnes sont mortes et près d’une trentaine d’habitants sont hospitalisés. Un coup dur pour ce village qui ne compte que quelques centaines de personnes. « Mon épouse est allée à la douche mardi matin. Dès qu’elle en est ressortie, elle est venue s’asseoir et m’a dit qu’elle avait des vertiges et très mal à la tête, poursuit le chef. Puis, elle m’a dit qu’elle ne voyait plus rien. Nous l’avons conduite à l’hôpital et elle est morte quelques heures plus tard. Les autres sont morts de la même manière. »

Que s’est-il réellement passé ? D’après les autorités de la région et les informations diffusées par des médias locaux, ces habitants ont bu à l’excès de l’odontol à l’occasion d’un enterrement. Hermann Moampi, fils du chef du village Djouyaya qui a perdu sa mère et sa belle-mère, explique : « Le 11 novembre, nous avons enterré l’une de nos sœurs, morte dans son lit, sans qu’on ne sache ce qui l’a tuée. Ce jour-là, il y avait beaucoup à boire. De l’odontol. On le boit depuis des années. Une autre femme est morte ce vendredi-là. » Dès le lendemain, le village compte un autre mort et tout s’enchaîne. Mais plusieurs victimes habitaient à des dizaines de kilomètres de Djouyaya ou dans le village voisin de Mongwala et n’étaient pas présentes à l’enterrement.

« On a grandi avec cette boisson »

Si les résultats des tests de l’alcool frelaté ne sont pas encore connus, les autorités de la région ont ordonné la saisie de tous les stocks. Pour informer la population, une réunion a été organisée vendredi soir avec chefs traditionnels, autorités administratives, corps médical et habitants. Par ailleurs, un homme, présenté comme l’un des principaux fournisseurs de ces localités, a été interpellé. Si les enquêteurs refusent de révéler son identité « pour ne pas faire fuir ses nombreux complices », les villageois eux pensent qu’il s’agit d’un jeune homme d’expression anglophone surnommé « casque jaune ».

« Nous avons entre cinq et dix livreurs par jour, confie une jeune vendeuse d’odontol qui veut rester anonyme par peur d’être accusée de complicité. “Casque jaune” était nouveau. Cela faisait quelques mois qu’il nous livrait la boisson. Il était régulier et toujours à l’heure. » Chaque matin donc, la jeune femme achète entre 5 et 30 litres d’odontol chez son grossiste à 900 francs CFA (environ 1,5 euro) et le revend 100 francs CFA le verre et 1 200 francs le litre. Une aubaine pour les nombreux revendeurs.

Après l’agriculture, la boisson représente la deuxième source de revenus dans ces villages et la population de cette région rurale n’a pas assez d’argent pour s’offrir de la bière, six à huit fois plus cher, et encore moins du whisky. Difficile donc de convaincre consommateurs et revendeurs de se tenir éloignés de l’odontol, mais le gouverneur, imperturbable, répète : « Ce n’est pas une bonne boisson », et demande aux chefs traditionnels de persuader les habitants qui ont consommé cet alcool frelaté de se signaler. « Personne ne le fera », murmurent des voix dans la salle où ont été réunis les villageois. Toujours par peur d’être accusé de complicité. Un homme en blouse blanche résume le dilemme : « Ma mère a payé nos études grâce à l’odontol. Je suis maintenant surveillant général à l’hôpital d’Abong-Mbang. »

A NDjibot, campement pygmée de 200 âmes, le pasteur baptiste américain Abbot Barry raconte son impuissance face aux ravages de l’odontol. Malgré l’incessant travail de sensibilisation qu’il mène auprès des habitants depuis onze ans, des bagarres à la machette éclatent souvent à cause de l’alcool. Jusque-là Abbot Barry ne déplorait que des blessés, mais la semaine dernière, pour la première fois depuis son arrivée au campement, deux personnes sont mortes à cause de l’odontol et six autres ont été hospitalisées.

D’ailleurs, malgré les mesures annoncées par les autorités, les ventes n’ont pas cessé. Les vendeurs se sont juste faits plus discrets, on ne peut plus acheter de l’odontol sur le marché comme au début du mois, mais sur le bord des routes défoncées et poussiéreuses des villages touchés par le drame, on voit toujours tituber des buveurs ivres. Un conducteur de taxi à son volant conclut : « On ne pourra jamais interdire l’odontol ici. C’est notre vie. Nous avons grandi en buvant cette boisson. »