"La Guerre du Cameroun, l'invention de la Françafrique" de Manuel Domergue, Thomas Deltombe et Jacob Tatsitsa braque un projecteur sur une histoire franco-camerounaise toujours passée sous silence. Pour comprendre les relations ambiguës entre la France et le Cameroun aujourd'hui, il faut se pencher sur l'histoire occultée de la guerre contre-révolutionnaire au Cameroun. C'est le message du livre de Thomas Deltombe, Jacob Tatsitsa et Manuel Domergue La guerre du Cameroun, l'invention de la Françafrique , sorti aux éditions La Découverte en 2016. « Les fantômes du Cameroun viennent hanter l'ancienne métropole. Laquelle, de plus en plus contestée sur le continent africain, devra tôt ou tard regarder son passé en face », dit la présentation.
Un problème franco-camerounais
En effet, peu de gens savent en France que, durant sept ans, en pleine guerre froide, l'armée française a lancé une guerre de « pacification » contre le mouvement nationaliste de l'Union des populations du Cameroun (UPC) qui a fait des dizaines de milliers de morts, jusqu'au début des années 70. Cet essai vulgarise par une édition plus courte et réactualisée un énorme travail d'enquête entamé en 2011 avec Kamerun ! Avec des témoignages des deux camps : la rébellion contre le pouvoir pro-français.
Lors de sa sortie, ce pavé de 750 pages a connu un véritable intérêt :« Ce livre assez ardu à lire s'est vendu à plus de 9 000 exemplaires à l'époque. L'éditeur ne pensait pas en faire plus de 1 000 ! Au bout de trois semaines, il fallait en réimprimer ! » se souvient Thomas Deltombe. « Quand on fait des conférences sur ce sujet, les salles sont bondées, et pas seulement avec des Africains. Je suis allé au Cameroun pour parler du livre à la télévision, dans des conférences. C'était plein. Les gens étaient intéressés. Dans certaines régions comme l'Ouest et la Sanaga-Maritime, les gens ont tous des parents qui ont subi cette période ou ont des histoires à raconter sur ça. » Manuel Domergue ajoute : « De nombreux étudiants camerounais s'en sont emparés en faisant des mémoires, en écrivant des articles dans la presse. Depuis quelques années, le livre fait débat (un peu) en France et beaucoup au Cameroun. »
Ce très ambitieux travail de reconstitution, à partir de centaines de témoignages et d'archives consultées en France, en Angleterre et au Cameroun, est parti d'une discussion sur le livre de François-Xavier Verschave La Françafrique, le plus long scandale de la République, paru en 1998 aux éditions Stock : « A l'intérieur il y a un chapitre, Massacre en pays Bamiléké, qui raconte un certain nombre d'exactions des autorités françaises au Cameroun au moment de la décolonisation. À la fin du chapitre, il est écrit : Mais l'histoire de ce conflit reste à écrire. Je me suis installé au Cameroun et on a fait une enquête plus approfondie, avec l'historien camerounais Jacob Tatsitsa qui travaille depuis des années sur ce thème. » Avant cela, Jacob Tatsitsa a été conseiller sur le film L'Assassinat de Félix-Roland Moumié, l'Afrique sous contrôle du Suisse Frank Garbély, sorti en 2006, qui revient sur l'empoisonnement de ce leader de l'UPC par un agent des services secrets français à Genève en 1960.
Kamerun avec un K
Le Kamerun ! avec un K du titre de l'édition originale renvoie à l'Armée nationale de libération du Cameroun (ANLK) En reprenant cette dénomination Kamerun l'ANLK, branche armée de l'UPC créée en 1959, faisait un clin d'oeil ironique à la colonisation du Cameroun par l'Allemagne, entre 1884 et 1916 : « Le ressentiment à l'origine de cette guerre de 1955 remonte à la période allemande », estime Jacob Tatsitsa. « Les travaux forcés ont laissé des séquelles sur les populations locales. L'administration française n'a fait qu'accentuer ce ressentiment. La naissance de l'Union des populations du Cameroun en 1948 a servi d'exutoire pour exprimer les revendications d'unification et d'indépendance du pays. » Ruben Um Nyobé, Félix Moumié, Ernest Ouandié et d'autres sont devenus les leaders de ce mouvement qui a pris le maquis au printemps 1955, à la suite de la sévère répression d'émeutes sociales.
En 1957, le haut commissaire Pierre Messmer décide de mater la révolte en reproduisant les méthodes utilisées pendant la bataille d'Alger : torture, « balançoire » et gégène, c'est-à-dire le fait d'appliquer des électrodes sur le corps : « On a filmé les entretiens avec les témoins qui faisaient partie de l'ALNK », évoque Thomas Deltombe « Ce qui est frappant, c'est que, quand on leur demandait ce qui leur arrivait quand ils étaient capturés, ils mimaient tous systématiquement les mêmes gestes de torture tels qu'ils étaient enseignés par l'école de la contre-insurrection de l'armée française. Un témoin, Ambroise Kom, qui avait 12 ans à l'époque, habitait à côté de la gendarmerie. Il nous a raconté les scènes de torture auxquelles il a assisté. » Avec la mort par fusillade du dernier grand leader indépendantiste Ernest Ouandié, le 15 janvier 1971, la guerre du Cameroun prend fin. Mais les conséquences de cette guerre sont toujours là aujourd'hui. Jacob Tatsitsa voit dans les méthodes employées à l'époque par la police politique, le Sedoc, des parallèles avec le système répressif toujours en vigueur au Cameroun : « Lors des émeutes de la faim en 2008, les mêmes mécanismes de répression ont été réactivés : les blockhaus, les barrages routiers filtrants. Ces techniques ont déjà été employées dans les années 1955-1970. »
Un massacre difficile à chiffrer
Un rapport rédigé en 1964 par l'ambassadeur britannique au Cameroun de l'époque attribue à la répression coloniale entre 60 000 et 70000 morts pour la seule période de 1956 à 1964. Selon Manuel Domergue, il est quasiment impossible de connaître le nombre exact de victimes de cette guerre : « Certaines sources ont parlé d'environ 100 000 ou 200 000 morts. Mais on ne peut pas l'affirmer de façon péremptoire. Il y a eu des bombardements indifférenciés sur des villages qui ont touché les maquisards mais aussi la population. Pour la seule année 1960, dans les archives françaises, on répertoriait 300 à 400 morts par jour au plus fort de la guerre. Il y a aussi ceux qui sont morts en brousse sans qu'on le sache. Un général français a estimé qu'il y avait eu 20 000 morts pour la seule région Bamiléké en 1960. On peut extrapoler sur le reste de la période de guerre et les autres régions où il y a eu des affrontements. Ce qui est compliqué, c'est que c'est à la fois une guerre coloniale de répression contre-révolutionnaire et une guerre civile.
L'armée française, qui ne voulait pas s'impliquer autant qu'en Algérie, a mobilisé l'embryon de l'armée camerounaise et un réservoir de miliciens liés aux chefs de régions pro-français. Plus ceux qui se sont enrôlés pour avoir un travail ou pour régler des comptes. Dans les affrontements de villages contre villages, les morts n'ont pas été répertoriés. Ces morts n'ont pas toujours été directement voulus par l'armée coloniale. Ce sont des dommages collatéraux organisés. »
Une amnésie politique des deux côtés ?
Aujourd'hui, cette histoire sanglante n'est toujours pas reconnue officiellement au Cameroun :« C'est une histoire méconnue parce qu'absente des manuels scolaires. Il n'y a pas de rues qui portent les noms de ces nationalistes que la répression a éliminés », analyse Jacob Tatsitsa. « L'historien camerounais fustige le régime de Paul Biya en place depuis 1982, qu'il qualifie de « dictature apaisée » : « On a eu une indépendance de façade. Les pantins placés au pouvoir par l'administration française sont toujours là. Le président actuel a commencé sa carrière comme chargé de mission à la présidence en 1962.
Son silence sur ce sujet est facile à comprendre. » Thomas Deltombe complète : « Cette guerre a été gagnée par le colonialisme, alors que la France a perdu la guerre d'Algérie. Ce sont les vainqueurs qui font l'histoire. Ils ont maquillé tous leurs massacres après leur victoire. Comme une dictature implacable s'est installée au Cameroun, toute cette mémoire de résistance nationaliste a été effacée, y compris des mémoires des gens. Encore aujourd'hui, beaucoup de gens ont peur de parler de cette période. »
En revanche, du côté de l'armée camerounaise, les auteurs ont été surpris d'avoir pu recueillir sans difficulté les témoignages d'officiers convaincus de la légitimité de leurs actes : « On a des témoignages de responsables de l'armée camerounaise comme le colonel Sylvestre Mang et le général Pierre Semengue, qui a été le plus haut gradé de cette armée », raconte Jacob Tatsitsa. « Ces personnes se sont exprimées aisément, sans réserve. Je l'interprète comme un souci de confession de leur part, même si ce n'est pas de la repentance. »
Quid de la France ?
Malgré l'intervention des auteurs, et de l'association Survie, engagée contre la Françafrique auprès de personnalités du parti Europe Écologie-Les Verts – Noël Mamère, Sergio Coronado et Eva Joly –, les politiciens français ont été peu diserts sur le sujet. Comme le rappelle Thomas Deltombe : « En visite au Cameroun en 2009, François Fillon a été interrogé par une journaliste sur la responsabilité de l'armée française dans la mort d'un certain nombre de nationalistes. Il a répondu que c'étaient des inventions. Il y a deux explications possibles : soit il s'en fout complètement, soit il n'a jamais entendu parler de ça et, comme ça lui paraît grave, il répond que c'est une invention, sinon il en aurait entendu parler. Je penche pour cette hypothèse. Mais c'est quand même le signe d'un mépris énorme. Il n'a même pas dit : Ah bon, je ne suis pas au courant, je vais me renseigner. »
Néanmoins, lors de sa visite au Cameroun en juillet 2015, François Hollande, dans un discours mesuré, a été le premier chef d'État français à reconnaître ces événements : « C'est vrai qu'il y a eu des épisodes tragiques dans l'histoire. Il y a eu une répression dans la Sanaga-Maritime en pays Bamiléké et je veux que les archives soient ouvertes pour les historiens. » Dans une interview accordée à notre confrère camerounais Jean-Bruno Tagne, Thomas Deltombe a jugé que « Hollande a refusé d'aller au fond des choses ». En attendant, le chemin de la reconnaissance paraît long. Aucun candidat à la présidentielle française de 2017 n'a inscrit dans son programme une rupture claire avec la Françafrique de Jacques Foccart.
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