Ma lecture est hautement spirituelle. Je n’y peux rien ! Je crois à la justice immanente divine, la justice réparatrice. Le sang de toute victime d’injustice crie vers Dieu et hante son auteur jusqu’à la réparation sous une forme ou une autre.
Les générations suivantes qui tirent un quelconque profit d’une injustice passée, surtout quand elles en sont conscientes, ont le devoir de la réparer d’une manière ou d’une autre. Un pays comme le Cameroun qui banalise l’injustice creuse sa propre tombe et la responsabilité est collective. L’inertie actuelle du Cameroun est le fruit de deux types d’injustices structurellement entretenus avec notre silence complice : envers les martyrs de notre liberté et envers les pauvres.
La haute spiritualité de la plupart des religions africaines, voire du monde, est bâtie sur le devoir de mémoire. Tant que nos héros de la liberté n’auront pas la place qui leur revient au Cameroun, rien ne sera à sa place dans notre pays. Tant qu’ils n’y seront pas chacun à sa place, aucun de nous ne sera à sa place au Cameroun. Comment voulons-nous vivre en paix en Afrique en général et au Cameroun en particulier sans être réconciliés avec les martyrs dont le sang est constituant de notre liberté ?
Ce n’est pas possible. Tant qu’ils ne reposeront pas en paix dans notre mémoire, nos pays ne seront pas véritablement en paix. Leur mémoire bafouée nous demande des comptes. Comme Jésus le disait aux hommes et femmes de son temps : « Ainsi cette génération devra rendre compte du sang de tous les prophètes qui a été versé depuis la fondation du monde, depuis le sang d’Abel jusqu’au sang de Zacharie, qui a péri entre l’autel et le sanctuaire. Oui, je vous le déclare : on en demandera compte à cette génération.»
(Lc 11, 50-52). Mutatis mutandi, l’Afrique en général et le Cameroun en particulier ont l’art de bafouer la mémoire de leurs prophètes. Pourtant le peu de liberté dont nous jouissons aujourd’hui est le fruit de leur sang. Ruben Um Nyobe, Félix Moumie, Afana Ossende, Ernest Ouandie, pour ne citer que les plus célèbres, attendent toujours d’être réhabilités dans la mémoire collective camerounaise. C’est une exigence de justice, leur restituer leur vraie place dans l’histoire de notre pays.
La justice consiste à donner à chacun ce qui lui revient et l’injustice consiste à priver l’autre ce qui lui revient. Ils sont nombreux les Camerounais à se demander souvent pourquoi les usurpateurs ont pu durer si longtemps au pouvoir au Cameroun, prolongeant la servitude de tout un peuple. C’est, à mon humble avis, à cause de la mémoire bafouée de nos martyrs de l’indépendance, avec notre silence complice. Dans l’ordre spirituel normal des choses, quand vous bénéficiez du fruit du sang ou des sacrifices de quelqu’un, c’est une obligation d’honorer sa mémoire. C’est une exigence de gratitude qui est féconde.
« Faites ceci en mémoire de moi » (1cor 11, 24) disait Jésus à ses disciples. Les messes et les saintes cènes ne servent qu’à cela, à faire mémoire de la source de vie pour continuer à en bénéficier. C’est la même logique qui irrigue le culte des saints dans les religions, les ancêtres dans la foi. Les panthéons ne servent qu’à cela. Ne voyons-nous pas comment la spiritualité de maints peuples dans le monde est centrée sur la mémoire des ancêtres, de ceux dont le sang coule dans les veines des vivants ? Que faisons-nous en mémoire de ceux et celles qui ont sacrifié leur vie au Cameroun pour notre liberté. Oublier ses ancêtres est une faute spirituelle grave, car l’injonction d’ «honorer son père et sa mère » s’étend aussi aux défunts. Les ancêtres du Cameroun comme Etat libre ne sont autres que Ruben Um Nyobe, Félix Moumie, Afana Ossende, Ernest Ouandie, etc. Notre amnésie nous coute cher.
La responsabilité ici est collective puisque c’est collectivement que nous bénéficions des sacrifices de ces martyrs. Il nous faut donc sortir de notre léthargie pour renouer avec cette source de notre liberté, pour continuer à actualiser cette liberté. Des rituels collectifs de guérison de ces blessures de notre mémoire s’imposent.
Nos injustices actuelles crient aussi vers Dieu et demande réparation, surtout celles commises à tous les niveaux contre les pauvres, les faibles, les innocents, ceux et celles qui n’ont que Dieu pour les défendre. Quand l’argent vous permet, comme c’est souvent le cas au Cameroun, d’acheter une position sociale ou d’obtenir une faveur, qui revenait à quelqu’un d’autre, vous creusez vous-mêmes la tombe de vos malheurs. Nous n’avons pas souvent le courage au Cameroun de nous désolidariser des injustices, ce qui fait de nous des complices. Camer.be Et le sang des victimes innocentes nous hante.
L’histoire de Daniel au chapitre 13 du livre de Daniel dans la bible nous donne un bel exemple de désolidarisation de l’injustice. Alors que le sort de Suzanne est scellé par le mensonge des vieillards, Daniel a le courage de se désolidariser de l’injustice qui est sur le point d’être commise : «Comme on la conduisait à la mort, Dieu éveilla l’esprit de sainteté chez un tout jeune garçon nommé Daniel, qui se mit à crier d’une voix forte : « Je suis innocent de la mort de cette femme ! » Tout le peuple se tourna vers lui et on lui demanda : « Que signifie cette parole que tu as prononcée ? »
Alors, debout au milieu du peuple, il leur dit : « Fils d’Israël, vous êtes donc fous ? Sans interrogatoire, sans recherche de la vérité, vous avez condamné une fille d’Israël. Revenez au tribunal, car ces gens-là ont porté contre elle un faux témoignage. » (Dan 13, 45-49) Malheureux les juges qui condamnent les pauvres et acquittent les coupables pour de l’argent. Cet argent est maudit pour eux et pour tous ceux qui en usent en le sachant.
Malheureux nos gouvernants et fonctionnaires qui détournent l’argent destiné aux hôpitaux, écoles et projets de développement destinés à lutter contre la pauvreté. Camer.be C’est de l’argent maudit, maudit pour eux et pour tous ceux qui en usent en le sachant. Les victimes innocentes de cet égoïsme sont les nouveaux martyrs de la postcolonie. Le sang de chaque victime innocente de nos injustices crie réparation vers Dieu et toute injustice non réparée se paye aujourd’hui ou demain, individuellement ou collectivement.
Tôt ou tard, il nous faudra organiser au Cameroun des funérailles nationales pour nos héros martyrs de l’indépendance, funérailles aux cours desquelles nous leur demanderons collectivement pardon pour avoir manqué au devoir de mémoire. Tôt ou tard ! C’est alors que nous pourrons espérer avoir leurs bénédictions et prendre véritablement le chemin de l’émergence. En cela, le destin de tous les Camerounais est lié.