Opinions of Thursday, 1 March 2018

Auteur: Achille Mbembe

Le changement par les urnes est-il encore possible au Cameroun?

Image d'archives Image d'archives

A la demande messianique ou d’apocalypse, il faut donc répondre par un profond travail de réforme intellectuelle, artistique et culturelle. Pour défier de manière durable les pouvoirs violents et corrompus, et pour se donner les moyens de reconstruire ce qu’ils ont démoli, une lutte sur le long terme et au-delà des élections est nécessaire. L’investissement du champ de la culture et du travail intellectuel est une manière de construire cette durée.

Beaucoup n’y ont, de toutes les façons, jamais cru. Ayant flirté avec l’idée d’un changement par la voie électorale dans les années 1990 au lendemain du passage au multipartisme, d’autres sont, depuis lors, passés à autre chose. Echaudés, ils ne pensent plus que la politique peut changer la vie, encore moins le monde.

Plus grave encore, certains ont pris les armes et ne jurent plus que par l’« action directe ». Pour qui veut remodeler les choses en profondeur dans les conditions qui sont les nôtres, les urnes ne servent strictement à rien, estiment-ils. Apres trente-cinq ans de tyrannie et maintes pétitions restées sans réponses, la solution se trouverait désormais au bout du fusil. Se prévalant d’un autre héritage colonial, ils ne veulent plus faire partie de cette anti-communauté par excellence qu’aura été, depuis 1961, l’Etat « francophone » du Cameroun. Désormais, ils exigent non plus le retour au système fédéral qui prévalut au lendemain de la décolonisation, mais la séparation immédiate, une petite république bien à eux.

Pour les irrédentistes anglophones, la guerre de sécession (ou faut-il dire d’indépendance) a donc bel et bien commencé. Au même moment, dans le Septentrion, une formation armée de tendance nihiliste et sans projet politique tente, à coup d’opérations-suicide, de précipiter le Millenium. Peu importe que ce soit celui des innocents ou de ses ennemis réels ou fictifs. Depuis plusieurs années, Boko Haram répand le sang. Sans discrimination.

Petit à petit, un marché régional de la violence prend donc forme et se structure telle une métastase. Compose de petits foyers ardents plus ou moins autonomes, la chaîne se dissémine sur un mode discontinu et segmentaire sur toute la façade occidentale du pays, du Mont Cameroun et de l’océan Atlantique jusqu’aux Monts Mandara et aux rives du Lac Tchad.

Comme partout ailleurs ou des tragédies similaires ont eu lieu, les mêmes ingrédients produisent ici les mêmes effets : assassinats de policiers, de gendarmes et autres hommes en uniforme, enlèvements et séquestration des autorités civiles sur fond de convulsion répressive. L’escalade se poursuivant, le cortège des meurtres, des incendies, des tueries et petits massacres à la petite semaine s’est mis en branle, et avec lui l’interminable chapelet des atrocités, viols, torture et sévices corporels, vendettas et atteintes à la propriété.

On connait la suite. Pourchassées et dépossédées du peu qu’elles avaient, des populations civiles prennent la fuite. Des villages entiers sont rasés. Et puisque la violence doit être financée, des trafics de toutes sortes se font jour dans ces zones frontalières d’ores et déjà propices à la contrebande. Tout conflit de ce genre appelant en retour son économie criminelle, comment s’étonner que cette guerre inutile et à huis-clos n’échappe point à la règle.

Convulsions et cacophonie

Le Cameroun est donc rentré dans un tunnel, aspire dans une trajectoire économique, sociale et militaire régressive et écartelée par des convulsions multiples et hétérogènes. Pour le moment, tout se passe comme si toute capacité d’enrayer cette évolution s’était envolée, et comme si désormais, le destin commandait que le calice fut bu jusqu’à la lie. Ce sentiment d’inexorabilité est d’autant plus partage qu’aucun diagnostic convaincant sur l’état réel du pays n’a encore été établi, alors que triomphe le gouvernement par la paralysie, et qu’a presque tous les échelons de la société, la lucidité, dirait-on, ne cesse de s’évaporer.

Dans la cacophonie ambiante, un débat s’est néanmoins noue.

Grosso modo, il oppose ceux pour qui seul un changement de régime et de la forme-Etat pourrait éviter la descente dans un paroxysme sanglant, et ceux qui, au nom d’une prétendue indivisibilité de la république, soutiennent mordicus la fiction d’un ordre constitutionnel pourtant en voie de dégénérescence, et par conséquent plus enclin que jamais à recourir à une violence indiscriminée et expéditive.

Pour la classe des propriétaires et accapareurs qui, depuis la décolonisation, n’a eu cesse de se servir de la puissance publique pour engranger des gains privés, gouverner c’est redistribuer à qui mieux mieux les opportunités de déprédation et de détournement des richesses nationales.
C’est voler, piller et jouir, sans se soucier de pourvoir au renouvellement de ce que l’on détruit ou consomme.

Dans ces conditions, la peur de tout perdre soudainement et de subir la vengeance de ceux que l’on a tant humilié et précarisé est grande. Se sentant menacé, le bloc au pouvoir a donc choisi l’escalade. Mais à elle seule et quelle que soit son intensité et ses cibles, la violence répressive permet-elle véritablement de s’attaquer aux causes profondes de la discorde ?

Pour l’heure, le risque d’enlisement et d’instabilité structurelle est donc réel.

D’une part, l’emballement dans les pratiques de déprédation et de détournement aidant, aucune ligne ne sépare désormais les logiques d’autodestruction et celles d’auto-préservation.
Au sommet, un tyran rattrape par l’âge s’efforce de tirer les ficelles à coups d’apparitions, de disparitions et de réapparitions. En trente-cinq ans, il est parvenu à instituer un modèle de pouvoir inédit, qui tire sa force et sa souterraine énergie de son caractère spectral, de sa propension à ne surtout rien faire, le gouvernement par l’inertie et la paralysie.

Pour compliquer les choses, ce système à tous égards sclérose et parasitaire, ronge de l’intérieur et sans perspective, jouit paradoxalement d’un soutien relatif de la part de ceux et celles qu’il néglige, qu’il traite par l’indifférence, ou qu’il a littéralement abandonne.

Ce soutien que n’expliquent point les seules allégeances tribales est à la fois actif et passif, direct et indirect. Il est marqué au coin par un mélange de crainte et de stupéfaction, de lâcheté et de gourmandise, l’espoir sans cesse reporté d’être bientôt convie par décret a la table du festin. Il est nourri par le biais de multiples réseaux et circuits trans-ethniques de complicité. Il est d’autant plus inattendu que beaucoup n’auront, en retour de leur soutien, bénéficie de presque rien. Pis, tant que cela dure, leur condition ne changera guère pour le mieux. Rien à faire cependant. Pour rien au monde, ils n’échangeront leur Satan contre Lucifer.

Le modèle d’un cycle historique de déprédation qui débouche sur l’auto-phagie et l’auto-dévoration n’est pas spécifique au Cameroun. Beaucoup de Camerounais font appel au langage de la possession diabolique et de la lutte contre le démon pour en rendre compte. Ce modèle est culturellement renforcé par la prégnance d’habitus qui réservent au temps et à lui seul le statut de justicier suprême. Tout, croit-on, a une fin et le temps est le meilleur adjudicateur de toutes les contradictions. Le cycle politique et le cycle biologique de l’autocrate ne formant plus qu’une seule et même trame, beaucoup ne vivent plus que dans le temps de l’attente – l’attente de la mort du tyran, seule à même d’ouvrir la porte au changement.

Attendre la mort du tyran est par conséquent devenu non seulement une disposition mentale, mais aussi la principale activité symbolique de nombreux Camerounais. Ils sont à l’affut des traces de sa détérioration physique, et chaque signe visible de ce processus est interprété comme une anticipation de son imminent trépas. Tous ne lui souhaitent cependant pas une mort naturelle, encore moins heureuse. Beaucoup ne rêvent-ils pas de transformer sa dépouille en cadavre expiatoire pendu au gibet, puis décapité, éviscéré et écartelé. Supplice et exécration à la mesure de la souffrance qu’il aura, de son vivant, infligé à ses sujets ?

Le moment culturel est donc caractérisé par une forte demande messianique, voire, chez nombre d’illuminés, apocalyptique. Mais il s’agit d’un messianisme négatif qui mêle allègrement rêves de délivrance et de carnage, désir d’assassinat et rituels d’exécration. Dans certaines variantes du lumpen-radicalisme ambiant, millénarisme et populisme ne font pas seulement bon ménage. En réalité, on ne jure plus que par l’invocation de morts qui putréfient les corps des ennemis et des traîtres, sur fond de spontanéisme et de nihilisme, d’esbroufe et de fanfaronnades.
Quel changement ?
Au-delà de cet aperçu sur les transformations de l’imaginaire en situation de tyrannie, les grandes questions demeurent.
De quel changement veut-on ? Quelles sont les forces sociales qui pourraient en être les moteurs et comment en organiser la convergence ?
Répondre à ces questions exige de déconstruire deux mythes.
Dans les conditions actuelles, entretenir le rêve du grand soir, ou l’espoir d’un soulèvement populaire qui emporterait avec lui toute la fange relève de l’illusion. D’autre part, il n’y aura pas de Messie. Par contre, de nombreux faux-prophètes, démagogues et fanfarons prétendront décharger le peuple du fardeau qu’est l’invention du futur.

Le défi historique est de savoir comment modifier le rapport de force politique dans la société, forger une autre volonté collective et la mettre en mouvement au service d’un projet émancipateur. Avant même que ne soit posée la question du leadership souhaitable, il s’agit de savoir sur la base de quel arsenal intellectuel et symbolique cette lutte s’effectuera, avec quelles ressources financières et matérielles et quels soutiens régionaux et internationaux.

Si, dans le long passage de l’autodestruction à la construction, il n’y a guère de place pour les thaumaturges et si, pour le moment, la perspective d’un soulèvement populaire ou d’une lutte armée d’envergure nationale est à écarter, quelle place pourrait-on, par contre, réserver aux élections ?
La politique des élections

Force est de reconnaitre qu’elles ne constituent guère la panacée. Du reste, historiquement, le Cameroun n’a jamais connu des élections libres.

C’était déjà le cas vers la fin de la période coloniale, lorsque le suffrage universel fut élargi aux indigènes. Afin de contrer l’influence grandissante du mouvement nationaliste, l’administration entreprit de créer une multitude de petits partis satellites acquis par définition à sa cause. C’est ainsi qu’avec l’appui des chefferies dites traditionnelles, une tradition de caporalisation et de socialisation à la servitude volontaire prit corps.

La naissance de la corruption électorale date des années d’après-guerre. Colonialisme et démocratie étant incompatibles, tout fut chaque fois mis en œuvre pour fausser le verdict – brimades, harcèlement et intimidation, violence physique, mise au ban, répression administrative, dispersion des assemblées, bourrage des urnes et brutalisation des esprits et intronisation des laquais. C’est ainsi que petit à petit, le principe du gouvernement représentatif fut vidé de tout contenu.
Le régime du parti unique ne fit qu’accentuer cette tendance. Une insidieuse confusion fut établie entre l’élection et le plébiscite. Les scrutins se soldaient par des scores invraisemblables. En l’absence de libertés publiques, les élections n’avaient guère pour fonction de permettre à la volonté générale de s’exprimer. Elles faisaient plutôt partie des mécanismes de confiscation du pouvoir. Les choses n’ont guère changé depuis l’avènement du multipartisme. En droite ligne des traditions électorales coloniales, le suffrage universel est devenu l’un des multiples moyens par lesquels la tyrannie se perpétue.

Au Cameroun, les techniques utilisées à cet effet sont nombreuses. Elles vont de l’interprétation abusive des textes a la falsification des émargements sur les listes électorales, l’utilisation de la violence et de l’intimidation pour supprimer la voix des électeurs dans les fiefs de l’opposition, le détachement des préfets, sous-préfets et commissaires de police et l’affectation de personnels de l’Etat et de fonctionnaires zélés dans les opérations électorales.

La loi électorale elle-même est à l’image du système qui l’a conçu. Elle prévoit un scrutin uninominal majoritaire à un tour, ce qui veut dire que le pouvoir peut être dévolu à quelqu’un qui, arithmétiquement, n’a recueilli qu’une minorité de voix. Tout candidat indépendant doit être présenté par au moins 300 personnalités originaires de toutes les régions du pays, à raison de 30 par région. Une caution de 30 millions de francs CFA est exigée, sans qu’il soit précise si elle est remboursable ou non.

L’on comprend que dans ces conditions, l’alternance au pouvoir soit quasiment impossible. Les groupes dominants qui, depuis la fin de la colonisation, ont su détourner à leur profit la puissance publique à des fins d’accumulation privée exercent un contrôle absolu sur les finances publiques, le crédit, la règlementation, et surtout les principales rentes, qu’elles soient minières, forestières ou agricoles. Ils disposent également de la force armée, de la police, de la gendarmerie et autres unités spécialisées qu’ils peuvent transformer, en cas de nécessité, en véritables milices privées.
Entretemps, ballotée entre les capitulations opportunistes des uns et les penchants ethniques des autres, l’opposition légale (puisque désormais il en existe une autre qui ne l’est pas) est divisée et fragmentée, pour toutes sortes de raisons, les unes plus futiles que les autres.

Trois conditions nécessaires pour le changement

Partout ou un changement par les urnes a eu lieu, l’expérience africaine récente montre qu’il a fallu que soient réunies au moins trois conditions.
Premièrement, il a fallu que l’opposition s’unisse derrière un candidat unique, sur la base d’une plateforme minimum dont l’un des buts majeurs était, une fois la victoire acquise, la réforme fondamentale du système politique lui-même, la fin du pouvoir personnel et l’approfondissement de la démocratie.

Dans le cas du Cameroun, une telle réforme concerne la forme même de l’Etat et la ré-articulation de l’idée du bien commun. Le passage d’un Etat caporaliste et prédateur à un Etat de droit et des communautés, sous une forme fédérale élargie, est désormais une des conditions de la stabilité du pays.

Le raccourcissement et la limitation des mandats présidentiels en est une autre, de même que la réforme de la justice, la garantie de son indépendance, l’élargissement des pouvoirs du Parlement et d’autres institutions indépendantes telles que la cour des comptes ou le conseil constitutionnel. Le passage à l’Etat de droit exige par ailleurs la mise en place d’une charte des droits et des libertés, la protection et la défense des droits des femmes et des minorités et la promotion du plurilinguisme et du multiculturalisme.

La rupture avec le modèle camerounais de la déprédation exige enfin une réforme radicale des lois régissant l’allocation des marchés publics et la gestion des finances de l’Etat ainsi qu’un renforcement drastique des pouvoirs conférés aux agences de lutte contre la corruption, les détournements et la criminalité en général.

L’autre condition pour un changement par la voie électorale est le ralliement à la coalition des forces de l’opposition des fractions dissidentes au sein du bloc au pouvoir. Ce ralliement n’est pas seulement essentiel dans le processus de constitution d’un bloc contre-hégémonique. Il est aussi nécessaire parce que la rupture n’est jamais totale. Pour réussir, toute recomposition politique mêle toujours plus d’éléments du passé qu’il n’y parait.

Pour l’heure, aucune de ces deux premières conditions ne prévaut au Cameroun. La neutralité des institutions chargées de la conduite des élections est discutable, chapeautées qu’elles sont, en droit, par le Ministère charge de l’administration territoriale. On peut difficilement compter sur des observateurs internationaux dont la pusillanimité est établie depuis longtemps. Ou sur l’impartialité des juridictions locales en cas de contestation des résultats.

Rien ne garantit que les candidats de l’opposition pourront faire campagne sans entrave, ou que leurs réunions publiques ne seront pas indûment interdites ou dispersées, que leurs scrutateurs seront admis dans les bureaux de vote, que ceux-ci feront l’objet de surveillance par l’ensemble des parties prenantes, et que ces derniers pourront participer au contrôle local des résultats ou assurer leur intégrité et leur acheminement jusque vers les centres où se déroulera le décompte final.
Pour le reste, tout changement en profondeur requiert la constitution d’un véritable mouvement social.

Celui-ci ne se ramène pas à des épisodes protestataires tels que les émeutes, les jacqueries, les éruptions spontanées ou les poussées de fièvre inorganisées et sans lendemain que les pouvoirs africains savent si bien réprimer.

Tout mouvement social digne de ce nom renvoie par contre a une mobilisation élargie, sous l’égide d’une coalition multi-ethnique, multi-classe, multiconfessionnelle, multilingue et transversale, réunie autour d’un objectif partagé par une très grande partie des couches de la société, soutenue par les médias, les organisations professionnelles, les syndicats, les églises et autres corporations et entités confessionnelles. Il s’agit d’un mouvement contre-hégémonique capable d’imprimer une durée, une structure et un horizon à la lutte. Au sein d’un tel mouvement s’expérimentent des façons alternatives de construire le sens commun, ou encore de comprendre, contester et combattre le bloc hégémonique au pouvoir.

Dans le cas du Cameroun, les obstacles à la formation d’un tel mouvement sont d’autant plus significatifs que les années de tyrannie auront façonné des sujets qui ne se reconnaissent pas comme membres d’une entité plus vaste que leur parentèle. Ils ne sont guère soudés aux autres par la conscience de leur condition commune ou encore par des épreuves partagées. Par ailleurs, la tyrannie aura réussi à faire admettre aux groupes sociaux dominés que l’exercice de la coercition (et non la quête du consentement) et la déprédation constituent des formes légitimes, voire honorables, de tout exercice du pouvoir.

Finalement, mettre en mouvement une volonté collective au service d’un projet émancipateur exige de prendre au sérieux le champ culturel. C’est à partir de ce front que s’élaborent en effet de nouvelles visions du monde.

A la demande messianique ou d’apocalypse, il faut donc répondre par un profond travail de réforme intellectuelle, artistique et culturelle. Pour défier de manière durable les pouvoirs violents et corrompus, et pour se donner les moyens de reconstruire ce qu’ils ont démoli, une lutte sur le long terme et au-delà des élections est nécessaire. L’investissement du champ de la culture et du travail intellectuel est une manière de construire cette durée.