Opinions of Friday, 9 September 2016

Auteur: lemonde.fr

Le cousin camerounais de Pouchkine

En 1996, un chercheur a démontré que l’un des ancêtres du poète Alexandre ­Pouchkine était né à Logone-Birni, au ­Cameroun. Le village, menacé par les crues du fleuve, les tensions ethniques et Boko Haram, aimerait tirer parti de cette pirouette de l’histoire.

Ils paressent au bord du fleuve qui leur a ôté le plus célèbre des leurs. Et qui pourrait les faire disparaître. Décidément, les esprits tapis sous les eaux du Logone ont tous les attributs du Malin. A l’ombre d’un arbre, Ali Youssouf, chômeur de 27 ans, est tellement oisif et souriant qu’il en oublie de tisser des pièges à poissons avec ses amis pêcheurs, bercé par les mélopées des chants arabes de l’autre rive.

Une enclave isolée du monde

En face, c’est le Tchad. Ici, c’est la galère pour les jeunes Camerounais de Logone-Birni, village de 5 000 âmes menacé par la montée des eaux du fleuve. «Pas de boulot, pas d’électricité, pas de médecin, pas d’argent, pas d’avenir, récitent Ali et ses amis désœuvrés, adossés à une Peugeot 504 noire. Tu veux qu’on continue? Nous les jeunes, on souffre trop.» Rien à faire d’autre qu’une pêche paresseuse.

Les champs sont labourés par les passages des hippopotames et des éléphants. Pêcheurs et paysans travaillent avec les mêmes pirogues et les mêmes bêches que leurs ancêtres kotoko, les plus anciens occupants de cette région du nord du Cameroun. «Un Kotoko n’a pas peur des hommes, mais redoute le feu, le vent et l’eau», dit l’adage. Jadis, la principauté de Logone-Birni s’étendait «par la ruse et par la guerre» du Tchad au Nigeria.

Aujourd’hui, le fleuve a mangé ses berges et la piste de Kousseri, la ville frontalière à 40 kilomètres au nord, est inondée par les pluies. Logone-Birni est coupé du monde, menacé à l’ouest et au sud par Boko Haram et à l’est par des soldats tchadiens qui ont ordre de tirer sur les pirogues qui approcheraient de leur rive.

A quoi bon cultiver la terre ? «Notre village sombre, soupire Abakaka Aba Limane, seul instituteur pour 160 élèves. Boko Haram a précipité notre déclin en coupant les routes.» Les poissons et les légumes de Logone-Birni s’écoulaient sur les marchés de Maiduguri, la capitale de l’Etat de Borno, au ¬Nigeria, où le village achetait son riz. Désormais, les routes et les rêves sont des impasses.

Des assauts terroristes dans la région

La menace de Boko Haram, groupe terroriste parmi les plus meurtriers de la planète, plane sur toute la région. Dans ses vidéos de propagande, l’ancien chef du mouvement djihadiste, Aboubakar Shekau, semblait délirer avec de drôles de danses rythmées par des rafales de kalachnikov, mais il a mis à exécution ses promesses de massacres, de viols ou de réduction en esclavage de jeunes filles kidnappées.

En août, l’Etat islamique, qui tente de reprendre la main sur sa «province ouest-africaine», l’a limogé et a nommé un certain Abou Moussab Al-Barnawi pour lui succéder. On sait peu de chose sur ce dernier, sinon ses intentions de perpétuer la folie meurtrière et sa volonté d’éradiquer les chrétiens de la région. La secte djihadiste a mené plusieurs assauts à Kousseri, où les autorités ont démantelé des réseaux de trafics d’armes. En 2015, les terroristes ont débarqué dans des villages proches de Logone-Birni, où ils ont tué et pillé.

Les notables prient pour que le village soit épargné mais ils redoutent les incursions, les représailles, les razzias, la destructionUn homme fait son entrée dans ce triste décor. Pas n’importe quel homme. Sur la plaque d’immatriculation de son 4×4 Lexus LX470 est inscrit : «Sénateur, Sa Majesté le Sultan de Logone-Birni.» Mahamat Bahar Marouf, 51 ans, ajoute d’emblée une ligne à sa carte de visite : «Le cousin de Pouchkine vous souhaite la bienvenue.» Le chef traditionnel admet volontiers n’avoir jamais lu Alexandre Pouchkine (1799-1837), mais il se plaît à parler d’Abraham ­Petrovitch Hanibal (1696-1781), l’arrière-grand-père du plus grand poète russe, comme d’un vieil oncle. Cette histoire qu’il tient à conter a bouleversé sa vie, inscrit son sultanat sur la carte du monde et donné lieu à une âpre bataille d’exégètes autour du chef-d’œuvre inachevé de Pouchkine, Le Nègre de Pierre le Grand, qui rendait hommage à son aïeul.

Hanibal, prince kotoko né en 1696

Pour Logone-Birni, tout commence en 1996 avec la publication d’une biographie d’Hanibal par un historien béninois russophone ayant étudié à l’université moscovite de l’Amitié entre les peuples (anciennement université Patrice-Lumumba). Il s’appelle Dieudonné Gnammankou et a démontré que l’ancêtre de Pouchkine, que l’on savait africain, n’était pas originaire d’Abyssinie, comme se plaisaient à le penser les Russes, mais de ce village aux confins du Cameroun, islamisé au XVIIIe siècle et aujourd’hui menacé par Boko Haram.

Dans son ouvrage, M. Gnammankou établit qu’Hanibal, prince kotoko né en 1696, a été enlevé à l’âge de 7 ans, alors qu’il se baignait dans le fleuve, par des marchands d’esclaves arabes du sud de la Libye qui l’ont emmené sur la côte de la Tripolitaine et vendu aux Ottomans.

Le petit captif frappe par ses manières nobles et se retrouve à la cour du sultan turc, qui en fait don au tsar de Russie. «Il paraît qu’Hanibal avait gardé ses grigris de Logone», veut croire Abadroua Liman, un notable du village. Pierre le Grand en fera son fils adoptif et l’enverra étudier l’art de la guerre en France.

L’ancien esclave deviendra l’illustre Hanibal, brillant mathématicien, général et chef du corps des ingénieurs. «Je reconnais bien là son esprit kotoko, guerrier noble, intelligent et sans peur, pavoise le sultan de Logone-Birni qui a prénommé Pouchkine l’un de ses 33 enfants, nés de cinq femmes différentes. J’ai dû me battre pour garder Hanibal au Cameroun, car, dans un village en face, à Logone Gana, au Tchad, ils ont voulu nous le voler.»

La découverte du chercheur béninois déclencha une tempête chez les tenants de l’origine éthiopienne, souvent animés par un certain racisme. Car l’Abyssinie avait beau se trouver en Afrique, c’était un empire, chrétien orthodoxe comme la Russie, et elle n’avait jamais été colonisée. Mais la piste camerounaise est confortée par le linguiste français Henry Tourneux, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste de la région. Longtemps sceptique, il est désormais convaincu : «L’inscription en caractères romains, FVMMO, que l’on retrouve sur le blason des Hanibal de Russie, signifie “Luttons !” en langue kotoko.»

Une économie exsangue

Le soleil s’est couché. Direction le palais de Logone-Birni, ou plutôt une masure dont les murs de terre menacent de s’effondrer. Nous voilà face à un Mahamat Bahar Marouf en tenue d’apparat exhumée du placard, arborant surtout sa parenté avec le prince de la littérature russe. Son regard se fige : au centre de la pièce, un téléviseur diffuse un spectacle de ventriloque après le JT de TF1. Ni le souverain ni ses gardes armés de lances ne comprennent d’où provient la voix de la marionnette.

En photo sur tous les murs, le président Paul Biya, 83 ans, dont plus de trente-trois à la tête de l’Etat, reste impassible. Bien qu’absent du pays une bonne partie de l’année, le chef d’Etat règne d’une main de fer et a mis en place un système autoritaire et brutal. Nommé sénateur par décret présidentiel en 2013, année de la création de cette Chambre haute, le sultan est, comme la plupart des chefs traditionnels de la région, inféodé au Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), le parti au pouvoir. Ce qui lui vaut un peu de considération et une maigre pension de Yaoundé. Suffisante pour remplacer ses voitures cabossées par des 4×4 plus respectables, mais pas pour relever l’économie exsangue de son village, si tant est qu’il soit de nature partageuse.

Ce n’est pas faute d’avoir tenté d’attirer les investisseurs moscovites en jouant la carte Pouchkine. Il s’est même pris à rêver, avec Dieudonné Gnammankou, du tournage à Logone-Birni d’un film à grand spectacle. «Le sultan s’est saigné pour recevoir en grande pompe plusieurs délégations russes», s’amuse un membre de sa cour. En 2000, une escouade de journalistes et de fonctionnaires avait fait le déplacement de Moscou. «On pensait recevoir l’ambassadeur de Russie à N’Djamena, mais c’est l’attaché culturel ou un truc comme ça qui est venu», regrette le sultan. Puis plus rien.

Le petit musée consacré à Hanibal, au centre du village, s’est effondré. «Les jeunes, ils s’en foutent de l’histoire, poursuit le sultan. Ils n’écoutent que les marabouts qui leur disent ce qui est haram et ce qui ne l’est pas pour aller au paradis.» Pas faux. «Nous, Pouchkine, on trouve qu’il est blanc», s’esclaffe Ali, sur la rive du fleuve. Lui et ses copains veulent du travail, pas des histoires.

Des accrochages meurtriers entre ethnies

Isolée dans son palais, menacée par des querelles intestines, Sa Majesté se demande à quoi tout cela a servi, elle qui a surtout besoin d’une digue pour protéger son village des eaux, de routes, d’écoles, d’un hôpital, d’électricité, de rénover un château d’eau hors d’usage, ainsi que son palais. Le poète Alexandre Pouchkine n’est donc pas un levier de développement. Il y en a bien un autre : le pétrole, découvert par les Français dans le bassin de Logone-Birni mais jamais exploité, tant la région est enclavée.

La société chinoise Yan Chang Logone Development Holding Company Ltd, établie à Hongkong, a néanmoins effectué un forage d’exploration «satisfaisant», en 2011. Mais l’enthousiasme est retombé au fil des atrocités de Boko Haram et de la chute brutale des cours du baril.
Au marché dominical de Logone-Birni, l’animation laisse croire que les tribus rivales des Kotoko, aujourd’hui minoritaires dans leur principauté, ont fini par se résigner à vivre en paix. Il y a les Arabes chuwa, qui vendent leur bétail. Les Mousgoums, des guerriers musulmans rigoristes, qui font commerce de charbon, malgré l’interdiction visant à protéger les forêts. On trouve aussi des forgerons du Borno, des bouchers haoussa, des commerçants kanouri et des Tchadiens.

Mais sous les chèches et les voiles colorés, les regards sont tendus. «Les Kotoko veulent garder une mainmise sur la terre. Ils se croient nobles avec cette histoire d’Hanibal. Mais s’il est vraiment le guerrier que l’on dit, il ne peut être que mousgoum», lâche un chef de cette ethnie réputée majoritaire sur le territoire du sultan qu’elle renverserait volontiers. Les Arabes chuwa, eux aussi, n’attendent qu’un prétexte pour prendre d’assaut le palais de «ce vendeur de bière», allusion au seul bar du village qui vendait de l’alcool, aujourd’hui disparu, et que possédait le sultan Mahamat Bahar Marouf.

Arabes chuwa, Mousgoum et Kotoko se regardent donc en chiens de faïence sur fond de conflits fonciers et de querelles séculaires. «C’est une situation de paix belliqueuse», résume un vieux du village. Une guerre larvée qui couve depuis les combats qui ont opposé Kotoko et Arabes chuwa en 1992. Depuis, les accrochages meurtriers rythment les saisons.

Une menace terroriste omniprésente

A ces guerres picrocholines s’ajoute Boko Haram. «On sait qu’ils ciblent les marchés pour faire exploser des enfants et qu’ils aimeraient bien s’implanter par ici», lâche Michel en tripatouillant ses flèches aux pointes empoisonnées. Il est membre du «comité de vigilance» local, des milices d’autodéfense encouragées par le gouvernement dans tout le nord du Cameroun. Pour tenir Boko Haram à l’écart, les membres de la cour de Logone-Birni sacrifient des bœufs et des moutons.

Certains avaient été envoyés en 2013 par le sultan en mission d’infiltration au nord-est du Nigeria, pour retrouver la famille française Moulin-Fournier, enlevée en février par Boko Haram sur le territoire de la principauté. Déguisés en bergers, en chauffeurs, en commerçants, ils s’étaient improvisés agents de renseignement, sans succès, malgré les encouragements de l’ambassade de France – les Moulin-Fournier seront finalement libérés le 19 avril de la même année.

«On remercie Dieu et les esprits de continuer à nous épargner ce fléau et de protéger nos jeunes qui préfèrent mourir pauvres que de rejoindre Boko Haram», glisse un vieil érudit qui suit la doctrine malékite de l’islam, la plus pratiquée dans la région, et vitupère contre ces «wahhabites, salafistes, djihadistes, takfiristes».

L’histoire d’Hanibal ? Elle n’est jamais parvenue aux oreilles de cet homme qui psalmodie des sourates à longueur de journée. Eugène Onéguine le laisse de marbre. Le Prisonnier du Caucase ne lui dit rien qui vaille. Seules les Imitations du Coran lui font lever les yeux du livre saint. «J’ai fait serment par le pair et l’impair/Et par le sabre et par la juste guerre/J’ai fait serment par l’astre du matin/J’en fais serment par l’oraison du soir.»