« Le drame de l’école en Afrique, c’est de faire croire aux gens qui alignent des phrases dans une langue étrangère qu’ils sont des intellectuels. Or, sur un plan tout à fait pratique, ils ne produisent rien qui puisse soulager la masse de ses douleurs misérables… » Quand je lis ceci, tiré d’un mur, une seule réponse me vient en tête : vous souffrez du capitalisme et rien d’autre. Vous souffrez de participer à un système que d’autres auraient souhaité différent. Le capitalisme, depuis l’Afrique où tout s’achète et tout se vend, ne nous place-t-il pas au bas de la pyramide ?
Les premiers intellectuels qui se sont penchés sur cette question, comme le demande l’auteur, sont les marxistes. Les théories marxistes remettent en question la société qui nous fait souffrir. Prenons, par exemple, la relation entre le travail et le capital : nous créons une entreprise à deux ; j’apporte le capital, et toi, tu te contentes de travailler dans l’entreprise, tu travailles même plus que moi et en es le salarié. Quand tu meurs, tes enfants n’héritent de rien, car tu n’as pas mis le capital, même si tu as construit l’entreprise avec moi. Cela montre que tant que nous accepterons la primauté du capital sur le travail, une profonde injustice persistera dans ce système que nous considérons comme naturel. Or, le capitalisme n’est pas naturel.
Ainsi, le travail que vous demandez aux intellectuels n’a aucune chance, car il a déjà été accompli, mais le peuple a choisi le capitalisme. Il suffit de voir combien, à petite échelle, le capitalisme est destructeur.
Prenons l’exemple d’un artiste talentueux qui a besoin de musiciens pour son groupe. Les musiciens, dans ce qu’ils appellent le « gombo », exigent que l’artiste se débrouille pour les payer, sinon ils ne l’accompagnent pas. Cet artiste, qui n’a déjà rien et qui essaye de créer de la richesse avec son art, se heurte ainsi à l’incapacité de financer son talent. Ne pouvant montrer ce dont il est capable, il finit par débourser des sommes minables pour payer les musiciens, qui s’en contentent et vivent de cela pendant un jour ou deux. Pire, celui qui donne l’argent – le capitaliste – devient le principal propriétaire de cette œuvre, transformée en marchandise.
Pourtant, les artistes pourraient faire autrement en évitant de se voir comme des proies. On pourrait même imaginer une tontine de travail entre musiciens, que les Beti appellent « ekass », où chacun se mobilise pour aider les autres à défricher leurs champs.
En se concentrant sur le véritable capital qu’est l’œuvre artistique, ils pourraient entrer dans une position de force face aux détenteurs du vrai capital, et non ceux qui n’ont que les miettes du « nkapital » – ce que j’appelle péjorativement le « nkapitalisme », pour désigner le capitalisme des pauvres. (« Nkap » est le terme camerounais pour « argent »).
Dans le « nkapitalisme », l’homme est un loup pour l’homme, c’est la prédation entre pauvres.
C’est comme deux hommes poursuivis par un lion : l’un se déchausse pour courir plus vite, et l’autre lui demande s’il espère courir plus vite que le lion. Il répond : « Non, mais je vais courir plus vite que toi. » Une image du chacun pour soi, où chacun espère ne pas être celui qui sera dévoré. En contraste, une autre histoire raconte celle de deux hommes dans une forêt avec des fauves où l’un veille pendant que l’autre dort, et vice versa. Imaginez un instant que l’un d’eux s’éloigne de l’autre pour faire son chemin tout seul, quand il va s’endormir qui va veiller ? Il est clair que avec un tel comportement individualiste aucun d’eux ne survivra, montrant que la solidarité est, en fin de compte, un acte de survie personnelle. »