Au Cameroun, un homme (André Blaise Essama) croupi en prison pour « destruction des biens publics » ; d’autres par contre le présente comme un « visionnaire » ; d’autres disent encore qu’il est un activiste qui se fait « voix des sans voix ». Il y a dans ces trois index un vrai cul-de-sac dans la réflexion citoyenne qui ne traduit en réalité que ce qu’il convient de nommer le paradoxe des martyrs du Cameroun. Comparaison n’est pas raison, mais les lois de la critique d’un système, en s’appuyant sur des sources extérieures à ce système, ont plus d’objectivité. Nous mettrons donc en regard ici, deux situations pour le moins similaire : la destruction de la statue de Leclerc au Cameroun et la destruction de la statue de Cecil Rhodes en Afrique du Sud.
André Blaise Essama est-il coupable de « destruction de biens publics » ?
Dans son réquisitoire, les autorités de la république du Cameroun avaient requis 6 mois d’emprisonnement ferme pour un homme qui comparaissait pour la première fois. Ce qui apparaît ici est la volonté manifeste des autorités de tuer une révolution qu’ils sentaient venir. Il fallait qu’A.B.E servent d’exemple pour tout autre camerounais qui voudrait purifier le Cameroun des vestiges de la domination occidentale. En Afrique du sud, les autorités du pays ont requis la démolition manu militari de la statue de Rhodes.
Au Cameroun, tout seul, A.B.E est allé décapiter et renverser l’icône de Leclerc pour ensuite diffuser les images de son exploit solitaire sur les réseaux sociaux. En Afrique du Sud, les populations (majoritairement jeunes) sont allées massivement ensemble vandaliser la statue de Cecil Rhodes en y jetant des excréments et en exigeant durant des jours sur place pour qu’elle soit démolie par les autorités elles-mêmes.
Au final, A.B.E est arrêté et condamné pour avoir détruit un bien public, alors qu’en Afrique du Sud, la jeunesse est saluée par les médias et par certaines autorités, pour avoir contraint tactiquement les autorités à démolir elles-mêmes la statue de Rhodes. Au demeurant, A.B.E a effectivement détruit un bien public ; mais il l’a fait pour libérer le public des chaines de sa propre histoire. Ainsi, A.B.E a eu raison d’avoir tort ; et puisque les autorités se sont rangées du côté de son tort, le peuple doit désormais se ranger du côté de la raison qui a mobilisé A.B.E.
André Blaise Essama est-il un « visionnaire » ?
Dans un pays comme le Cameroun où il y a un manque total de vision, toute entreprise qui marque les esprits reçoit le cachet et le titre de « visionnaire » ; ne dit-on pas qu’au pays des aveugles les borgnes sont rois ! Un visionnaire, nous dit le dictionnaire, est une « personne douée d’une imagination lui permettant de pressentir l’avenir ». Sur la base de cette conception, le visionnaire se découvre à sa société par une forme de discours expressément logique dans lequel il présente des faits qui adviendront plus tard ; ou alors le visionnaire se découvre par sa société bien plus tard au moment où on constate que ce qu’il avait dit ou fait étaient le signe avant-gardiste de ce qui est finalement arrivé de manière manifeste et totale.
Devant cette conception, peut-on dire que A.B.E est un visionnaire ?
Annonce-t-il la fin de la présence des icônes coloniales dans nos rues et le début d’une véritable reconnaissance des héros nationaux du Cameroun ? La question trouvera mal sa réponse sans verser dans une forme d’émotion citoyenne qui est le ciment de l’échec de la révolution citoyenne justement. Si on regarde en Afrique du Sud, on constate que l’élection des icônes de Nelson Mandela a conforté le peuple dans la lutte contre les icônes de Cecil Rhodes. Mais au Cameroun, les héros nationaux n’ont pas de visages, ou quand ils en ont, ils sont mal fait et laidement sculpté de manière à ce que personne ne veuille s’y ressembler où même y faire un selfie.
Nous sommes tentés de dire qu’A.B.E a mis la charrue avant les bœufs, qu’il se serait battue pour la construction de la mémoire des héros nationaux avant la démolition des vestiges de la colonisation. Mais nous n’aurions pas raison d’accuser A.B.E de s’être mal pris, car son action est une véritable révolte de citoyen même si elle n’a pas encore le vêtement de la révolution citoyenne. On peut donc conclure objectivement qu’A.B.E est en effet un visionnaire qui nous parle par ses actes. Il a perçu un avenir qui lui paraissait irréalisable avec les chaines que représentent l’histoire du colonialisme et ses vestiges dans notre pays ; et pour entamer la construction de cet avenir, il a compris qu’il fallait démolir les icônes et les vestiges visibles des anciens et ignobles tortionnaires.
Conscient du fait que les populations camerounaises souffrent d’un immobilisme congénital à leur soi-disant indépendance il a compris que mobiliser les foules pour démolir est un schéma normal et classique et ne marcherai donc pas dans le contexte camerounais ; alors il a fait l’inverse : A.B.E a démoli la statue du général Leclerc pour mobiliser le peuple. Et c’est en cela qu’il est un visionnaire ; car il nous montre qu’au Cameroun, il ne faut pas suivre les schémas classiques, il faut innover dans l’activisme et l’action citoyenne. On ne peut donc pas dire que les populations d’Afrique du Sud sont mieux lotis qu’A.B.E car le contexte de l’action politico-civile est très différent dans les deux cas.
André Blaise Essama est-il « la voix des sans voix » ?
S’il n’est un secret pour personne que le peuple camerounais est muselé depuis 1958 par différentes ruses et méthodes allant du clientélisme des citoyens jusqu’à l’assassinat des leaders et en passant par la corruption, la division ethno-politique et la torture, on ne peut pas nier que ce même peuple porte en lui des maux et des mots qu’il a essayé maintes fois de vomir avec, à chaque fois, des échecs cuisant (1958, 1975, 1984, 1992, 2008). Ces vomis que le peuple camerounais n’a pas encore crachés la torture en son ventre et les coliques le rendent frêle et incapable de toutes révolutions.
Le Camerounais lambda veut la paix et le développement mais il a peur de lutter physiquement pour la paix et travailler durement pour le développement. C’est dans cette lutte physique qu’A.B.E s’est engagé, car décapité Leclerc (même si c’est ce n’est que sa statue) est un acte physique hautement symbolique dans la lutte pour la paix. En posant cet acte, A.B.E exprime à haute voix ce que nombre de Camerounais pense en silence, et le buzz de ses actions sur les réseaux sociaux camerounais en sont la preuve manifeste.
André Blaise Essama est-il un martyr ?
Le martyr nous dit-on est une « personne qui endure de grandes souffrances au nom d’un idéal moral ou politique au point d’y sacrifier sa propre vie ». Est-ce que A.B.E rempli les trois critères du Martyr : grandes souffrances, idéal politique et sacrifice de vie ? En fait, l’incarcération de A.B.E s’est déroulée dans ses conditions dès pénibles où il était humilié, affamé et torturé par ses geôliers.
Ses souffrances sont à mettre donc à l’actif du martyre, quand on sait que la privation de liberté dans un contexte d’innocence devant le peuple même si coupable devant la loi est une des plus grandes souffrances qu’il soit. Du point de l’idéologie politique, celle d’A.B.E ne fait l’ombre d’aucun doute et on comprend pourquoi les autorités camerounaises qui restent sous le joug de l’occident ont mal à pâtir avec lui. Enfin, dans son combat, A.B.E à sacrifier sa vie personnelle, familiale et sociale pour embrasser un destin citoyen et national qui lui a déjà réservé des revers douloureux et qui lui promet d’autres encore plus surprenant.
Au demeurant, la démarche d’A.B.E est à saluer et à suivre. A.B.E montrent à sa manière un chemin à suivre et s’y engagement physiquement lui-même. Les revers de la justice ne lui jamais fait perdre son sourire, preuve que son combat est noble et lui vient de son amour pour son pays. Il faudrait désormais qu’une force citoyenne composée de la jeune génération prenne sa suite et travaille à libérer la mémoire de notre histoire. Un travail qui consistera à poser des actes physiques qui seuls sont capables de mobiliser le peuple.