D’où vient-il qu’en Afrique, loin de se distinguer comme exercice, le pouvoir s’affiche plutôt comme jouissance ? L’Afrique en impatience de souveraineté peut-elle s’en accommoder ? Ces questions se posent à toute l’Afrique.
Mais elles s’imposent avec une exigence singulière dans les pays d’Afrique de colonisation française, pays abusivement appelés ’’francophones’’ - au prétexte qu’une minorité de la population y baragouine une langue qui s’apparente à la langue de France.
Un exercice est exigeant : il demande qu’on sorte de soi, qu’on se déploie par ses aptitudes et compétences, dans un effort décliné en actions, activités et actes dont les résultats soient quantifiables, mesurables, et donc susceptibles d’évaluation. Tout exercice suppose un processus regardant : un bilan - qu’une circonspection justifiée peut convertir en audit.
La jouissance, elle, n’est pas un effort ; elle en est même le contraire : c’est un affaissement d’énergie et de tension qui installe dans un relâchement dû à une sensation de bien-être extatique où les muscles, les nerfs, les organes naguère tendus se distendent. Dans un exercice, l’on est tendu par et dans l’effort, par ambition de performance et de réussite.
Dans la jouissance, toute tension baisse par détente : on plane, on flotte, on ’’se laisse aller’’. Alors musiciens et DJs disent : ’’Let yourself go’’. Une manière d’invitation à cette ivresse des sens que des poètes comme Baudelaire ou Rimbaud ont goulûment expérimentée et exaltée. L’exercice s’impose par un impératif concentratif, la jouissance par un relâchement récréatif. L’exercice est tendu vers autrui, pour autrui. C’est une posture altruiste ou, tout au moins, extravertie.
C’est une ouverture vers autre que soi, un déploiement du moi vers le non-moi. Un exercice se comprend en terme de générosité. La jouissance, elle, n’est plus tendue : dans son statut de détente, de relâchement et de relaxation, elle distend, me ramène à moi, te réduit à toi, et confine l’autre à soi. Ce n’est plus une pulsion d’ouverture. La jouissance n’est plus mouvement à proprement parler ; c’est un état de fermeture sur soi par lequel le jouisseur ’’sent son corps’’.
Alors que toute forme d’exercice a le partage pour ambition et aboutissement, toute forme de jouissance a pour horizon la seule satisfaction de soi, une autosatisfaction souvent si égoïste qu’elle disqualifie la simple idée partage. C’est dire que s’agissant du pouvoir, deux ordres s’excluent quand ils ne s’affrontent pas : l’ordre du service à rendre et l’ordre du plaisir à prendre.
D’un côté, le souci de résultat pour autrui sur fond de praxis oblige à s’interroger sur l’applicabilité ou l’efficacité d’un pouvoir. De l’autre, l’obsession du plaisir sur fond d’éros par boulimie de confort jouissif incite à oublier, à ignorer et donc à méconnaître les conséquences d’une décision : alors on banalise le principe de la reddition des comptes. Les comptes, l’on estime que c’est à soi seul - non à personne d’autre qu’on aurait à les rendre, si tant est qu’on ne le doive jamais un jour.
L’Afrique de colonisation française s’est ainsi enlisée dans l’érotisation du pouvoir, par une sexualisation débridée qui aura dégradé le pouvoir en opportunité de luxe et de luxure. La réussite s’y évalue en termes de propriétés, d’appropriation ou d’accaparement de bibelots, non en fonction des services qu’on aura rendus aux siens, ni du nom, mieux, de la renommée que l’Histoire retiendra.
S’explique ce manque de pudeur qui pousse les jouisseurs à éblouir par des superflus extravagants, et en toute cécité, toutes ces populations qu’ils ont dépouillées de leur droit au bien-être, et qu’ils ont arrogamment privées de l’incompressible nécessaire. Pouvoir de jouissance oblige : cela se voit dans les soins intensifs et dans les oripeaux dont ils entourent leur personne, des pieds en cap.
Une telle concentration sur soi laisse penser qu’ils sortent à tout moment des salons de soins esthétiques. C’est qu’avec le pouvoir de jouissance le corps, le soi corporel de la personne, le corps personnel, s’impose si égoïstement à la personne que le détenteur de tout ou partie du pouvoir d’Etat en exclut le corps social dont il a officiellement et théoriquement la charge.
Le pouvoir de jouissance dont l’Afrique se trouve victime fait ainsi vivre ses détenteurs devant leurs miroirs. C’est la meilleure manière de ne rien voir d’autre, et de ne voir personne d’autre. Ce narcissisme, pathologie tropicalisée, ferait parodier un chef d’Etat d’Afrique centrale : quand mon moi respire, l’ensemble de mon pays vit. Il découle de ce narcissisme une conception africaine de l’Etat qui mérite un arrêt : cette conception n’est plus seulement patrimoniale.
Ce qu’on y appelle ’’Etat’’ n’est pas seulement considéré comme une propriété personnelle ; il fait partie intégrante du patrimoine familial. L’Etat du pouvoir de jouissance est une aberration en Afrique, en ce qu’il jure fondamentalement avec le statut du village africain, et de la communauté africaine : c’est une incongruité culturelle, une abjection civilisationnelle.
L’Etat patrimonial se distingue par son mépris des populations dont il n’hésite pas à diligenter la paupérisation ni, au besoin, à instruire l’extermination par sa puissance de feu. Les populations y comptent à peine pour du bétail, certes occasionnellement pour du bétail électoral. Mais la notion d’élection s’avère elle-même mal acceptée par ceux-là même qui, de toute saison, entendent consolider et perpétuer la patrimonialisation de l’Etat.
L’Etat africain, pâle copie de l’Etat d’ailleurs, n’aura donc su que reproduire en Afrique le schéma de l’administration coloniale. Pour avoir été, pour la plupart, formés comme Administrateurs coloniaux, les chefs desdits Etats ne pouvaient donner que ce qu’ils avaient, ne pouvaient réciter que la leçon apprise, et se glorifier dans certains cas d’être les ’’meilleurs élèves’’ de leurs mentors métropolitains.
Dans leurs propres pays, la plupart vivent en transit permanent, sans pour autant tolérer le moindre projet de transition et donc d’alternance. C’est face aux élections cosmétiques de l’Etat patrimonial dont la raison d’être est la jouissance du pouvoir, c’est face à cet État écolier qui ne sait et ne fait que singer le maître colonial, que le village africain entend désormais reprendre ses droits.
Il flotte en Afrique comme un parfum de restauration existentielle par le redressement culturel et la réhabilitation civilisationnelle. Le village africain, l’Afrique du village porte désormais, pour la soutenir, cette génération d’Africains qui veulent aseptiser l’Afrique et la débarrasser d’un Etat parasite qui n’est pas en état de garantir son minimum vital.
La brillante plaidoirie qu’un brillant avocat togolais vient de présenter dans les réseaux sociaux, en parfaite compréhension des récents coups d’Etat, mérite toute l’attention des enfants d’Afrique : elle se justifie par l’analyse qui précède, à savoir que l’Afrique des Etats néocoloniaux n’a pas encore d’Etats africains qui travaillent pour l’Afrique et les Africains.
Dans ces déplorables conditions bientôt centenaires, il n’est pas urgent d’attendre cent ans supplémentaires pour déparasiter l’Afrique de ses dirigeants saprophytes qui tirent leur fierté de leur soumission, de leur obséquiosité personnelle et de la braderie de la souveraineté des pays africains.
Dans des Territoires Outre-mer sans Etats fiables, il n’y a de coups d’Etat « condamnables » que pour ceux qui profitent de l’inertie socioéconomique, culturelle et civilisationnelle de l’Afrique. Alors les procureurs coloniaux et néocoloniaux condamnent les coups d’État qui tendent à mettre un coup… d’arrêt à la boulimie métropolitaine.
Mais divers indicateurs sociaux laissent entendre et feraient comprendre que pour l’Afrique de demain, sans États patriotes, point de coups d’État antipatriotiques. Seul le patriotisme d’Etat éloignera les coups d’État. Tel semble le message de cette Afrique profonde que les sévices coloniaux n’ont pas totalement réussi à désagréger.
Or voici que ces dernières années, quelques brillants universitaires d’Afrique tendent à se recycler en intellectuels de compagnie. Ces brillants ventriloques tirent gloriole circonstancielle à grenouiller dans les soutes des avions coloniaux. Dans un sourire de banane, en plein XXIème siècle, ils s’identifient comme bagages du maître colonial et se livrent à une entreprise de racolage au bénéfice de leur bailleur de fonds.
Le pouvoir de jouissance aurait donc aussi fini par déteindre sur une certaine intelligentsia africaine, au point d’avoir raison de la circonspection et du doute par lesquels se caractérise l’espace intellectuel : le prosélytisme de nos universitaires de compagnie s’active à recruter de nouveaux fidèles, pour une nouvelle religion dont le credo est la recolonisation de l’Afrique par l’intellect.
Le crédit que certains avaient auprès de la jeunesse africaine, est fébrilement mis à contribution pour le recrutement de jeunes fidèles. Ce prosélytisme est lucratif ; il est réputé payant : il faut bien préparer sa retraite ! Et d’aucuns, allègrement, se constituent Conseillers de l’Elysée pour la recolonisation de l’Afrique.
Ces adulés d’hier, véritables transgenres intellectuels, fonctionnent cependant comme ces héros des mythologies dont chacun avait un point faible qu’il suffisait de chercher, et que les services spéciaux coloniaux ont su détecter. Les mythologies du monde sont en effet riches de renseignements et, partant, d’enseignements :
- Dans les Nibelungen de la Germanie, Siegfried s’est lavé dans le sang d’un dragon pour se rendre invulnérable. Seulement une feuille de tilleul s’est posée sur son omoplate, ce qui a eu pour désavantage de laisser ce point vulnérable. Et c’est à cet endroit précis de son corps qu’une lance a mortellement atteint Siegfried!
- La mythologie judéo-chrétienne révèle comment Dalila, jouant de son charme féminin, a su trouver le point faible de Samson : sa chevelure.
- La mythologie grecque enseigne, quant à elle, que pour rendre son fils Achille invulnérable, Thétis, la mère, l’a tenu par son talon pour le plonger dans les eaux miraculeuses du Styx. Hélas, c’est par ce talon même, resté hors de l’eau - et donc sans protection – que le jeune enfant est demeuré vulnérable.
C’est par ce point vulnérable de son corps que guidée par Apollon, la flèche empoisonnée de Pâris a mortellement frappé Achille. La Macronie a dû s’en souvenir : il n’y a point d’Achille sans talon. Elle s’est donc attelée au bon usage de la mythologie grecque au détriment de l’intelligentsia, de la jeunesse africaine et de l’ambition de souveraineté de l’Afrique.
Relevons cependant que les historiens africains engagés dans la restauration de la crédibilité de l’Afrique, ces historiens de la nouvelle Afrique, ne se réduisent plus à mettre de la vaseline soporifique et autres sédatifs sur les blessures encore sanguinolentes de l’Afrique. Les historiens de la nouvelle Afrique scrutent sévèrement l’avenir : l’histoire de l’Afrique se veut donc plus une prospective qu’une rétrospective aussi plate que redondante.
Les brigades d’universitaires que la Macronie vient d’enrégimenter dans l’illusion de retourner la jeunesse africaine et de la détourner de son destin ne risquent donc de prospérer que le temps d’un atterrissage intempestif, à défaut d’un irrattrapable crash géopolitique. Cet équipage de racolage intellectuel ne devra cependant s’en prendre qu’à lui-même : pour avoir quelques saisons de retard, son équipée intéressée devra gérer d’importantes zones de turbulences.
Mais il se raconte que ces escadrons en croisade, véritables mercenaires intellectuels, ont déjà perçu de quoi s’offrir des parachutes. En Afrique, le pouvoir d’Etat de ces dernières décennies a vécu de jouissance, contre tout esprit de service. Voici que le pouvoir intellectuel s’est laissé appâter par la même jouissance, aux dépens de la mise sur orbite des rêves de l’Afrique.
L’exercice à réussir consiste à se poser des questions difficiles, en affûtant les intelligences du continent au lieu de les émousser, pour la recherche endogène de solutions endogènes. Sortir de l’indigénat pluriel dont l’Afrique a souffert par l’endogénie : le moment est venu d’expliquer l’Afrique par l’Afrique . C’est dire à quel point nous sommes en demeure de choisir la nature et la forme du pouvoir dont l’Afrique a besoin pour transformer son futur en avenir.
Que ce pouvoir soit d’Etat ou d’Intellect, ce choix se fera entre un pouvoir d’exercice - pour l’éclairage multisectoriel, le récurage des écuries administratives par la crevaison des vessies coloniales, et un pouvoir de jouissance qui aura excellé à maintenir l’Afrique dans les antichambres obscures de la lubricité managériale.