Opinions of Thursday, 13 August 2015

Auteur: Faten Hayed

"Les attentats-suicide, un signe que la secte est en perte de vitesse"

Après plusieurs attentats, Boko Haram a démontré que son objectif est de s’étendre sur la région. Le Nigeria est le pays qui en souffre le plus, mais dernièrement, le Cameroun a également subi une onde de choc lors des attentats de Maroua. Pensez-vous que les Etats africains sous-estiment ce groupe terroriste ?

La secte salafiste Boko Haram a effectivement montré qu’elle tue, arithmétiquement, plus que l’Etat islamique. Un rapport du département d’Etat américain datant de juin 2015 a en effet établi que Boko Haram a tué en 2013 et 2014 plus que Daecch. Un tel bilan procède évidemment de moyens financiers, militaires et humains impressionnants qui, pour cette secte, se mesurent à sa seule capacité à tenir la dragée haute à plusieurs armées étatiques de la Commission du bassin du lac Tchad à la fois et pendant aussi longtemps.

Mais la capacité de nuisance ponctuelle de Boko Haram ne doit pas laisser croire qu’elle demeure la même que l’année dernière et que la secte sera encore capable d’étendre ses possessions territoriales sur l’échiquier nigérian, par exemple, où c’était possible avant l’élection de Mohammadu Buhari en 2015. Les choses changent. Cela dit, Boko Haram prouve qu’elle demeure une menace probante. Et là encore, on ne peut pas dire que les Africains ont sous-estimé la menace que représente ce groupe terroriste.

Les leaders africains ne sont pas assez engagés…

En général, les Africains ne s’intéressent pas à ce qui se passe sur leur continent. Ils vivent ailleurs. Vous les avez vus mobilisés, en janvier 2015, autour des attentats contre Charlie Hebdo à Paris. Cela n’a jamais été le cas en Afrique. J’insiste là-dessus : les Africains n’ont jamais brillé par leur capacité à être solidaires et à s’entraider lorsque cela n’est pas demandé par des Etats occidentaux.

On a vu l’empressement des Africains à rallier des coalitions armées occidentales pour bombarder des pays frères dont les leaders furent, pourtant, leurs homologues, amis et frères à l’Union africaine. Observez tous ces pays qui ont extradé à tour de bras, sous la torture, d’anciens dignitaires libyens à la demande de qui l’on sait.

Cela fait froid dans le dos. Avec les attentats de Maroua, le Cameroun fait les frais d’une situation qui s’est progressivement enlisée d’après le scénario décrit plus haut. Mais il ne faut pas être systématiquement négatif. Le fait que Boko Haram se contente aujourd’hui de perpétrer des attentats-suicide en lieu et place d’offensives massives et coûteuses pour capturer des villes entières est signe que la secte est en perte de vitesse.

Cela rappelle le paradigme shebab au Kenya et en Somalie. C’est lorsque ce groupe salafiste a perdu le contrôle des villes et que sa force de frappe a été amenuisée qu’elle a adopté la stratégie moins dispendieuse des attentats-suicide.

De quels moyens de défense dispose le Cameroun ?

Il ne faut pas se le cacher : le premier moyen de défense des Camerounais est son opinion systématiquement anti-impérialiste. Leur force réside dans leur capacité à douter, à stigmatiser, à remettre en cause ou à balayer d’un revers de la main les scénarios-catastrophe que diffusent les médias, français notamment. L’armée en tire bénéfice.

Les Camerounais ont vu ce qui s’est passé dans de nombreux pays africains (Libye, Côte d’Ivoire, Mali, Centrafrique…), ils ont compris qu’une partie essentielle des guerres de recolonisation occidentales sur le sol africain se font à travers les médias avec la technique consistant à diaboliser préventivement les prochaines cibles pétrostratégiques de l’Occident. Pour le reste, le travail sur le terrain est fait par l’armée, notamment par son fer de lance, le Bataillon d’intervention rapide (BIR), une unité d’élite d’inspiration israélienne qui, à l’origine, était destinée à la répression. Pour l’instant, le Cameroun n’a perdu aucun mètre carré de son territoire dans cette guerre asymétrique.

Il faut en féliciter l’armée. Mais il reste deux ou trois choses à faire : d’abord «gérer» sur la durée cette guerre d’usure qui se prolonge et, surtout, pouvoir assister massivement les riverains et réfugiés sur tous les plans. Ce sont eux les premières victimes de la guerre. Derrière toute la criaillerie célébrant la seule armée, les Camerounais n’ont jusque-là manifesté aucune solidarité véritable à l’égard des populations directement touchées. Personne n’est jamais allé les voir. Elles sont pourtant régulièrement prises pour cibles, aussi bien par Boko Haram que par la soldatesque camerounaise.

Pour venir à bout de Boko Haram sur la durée, il faudrait aussi miser sur une coopération efficace entre armées africaines, à l’exclusion de cette immixtion occidentale directe qui a jeté la Libye (entre autres) dans un chaos durable. Vous comprenez qu’il serait réducteur et erroné de limiter Boko Haram à une force locale n’ayant qu’un projet confessionnel…

La nouvelle force armée contre Boko Haram, lancée par le Nigeria, pourra-t-elle être efficace ?

Ce sont les Etats membres de la Commission du bassin du lac Tchad et le Bénin qui, dès le début de cette année, ont décidé de déployer une force multinationale mixte contre Boko Haram sous la houlette du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine.

Le quartier général opérationnel de cette force a été mis en place le 25 mai 2015 à N’Djamena, au Tchad, en présence, entre autres, du représentant spécial du secrétaire général de l’onu, Mohamed Ibn Chambas. Ce dernier serait, du reste, l’un des soutiens de l’Administration Obama dans son projet d’installation en Afrique de bases militaires américaines devant remplacer les armées africaines et dont le but non avoué serait de bloquer le business avec la Chine. Le président nigérian Mohammadu Buhari a nommé le général Iliyah Abbah commandant de cette force.

Le contrôle de cette petite armée, qui sera composée d’une dizaine de milliers d’hommes, semble très convoité par les Occidentaux, comme d’habitude. La France qui, elle aussi, a toujours espéré faire le travail à la place des armées de ses anciennes colonies à travers son opération Barkhane (basée dans la même ville de N’djamena) n’a eu de cesse de réclamer presque tout avec le même «altruisme» :

la supervision du renseignement de la force multinationale, la surveillance aérienne avec ses drones, voire toute la diplomatie dans les arcanes de l’ONU pour le compte des Africains... Les Américains espéraient pouvoir injecter le US-African Command sans faire de bruit ; pour créer le besoin, ils refusent toute livraison de matériel de guerre de pointe au Nigeria sous divers prétextes.

De leur côté, les Africains sont méfiants. Camerounais et Nigérians ont jusque-là préféré que l’armée tchadienne entre dans leurs territoires respectifs en appui. C’est dire la complexité de la situation. Néanmoins, les Africains prennent contact avec d’autres partenaires multilatéraux, comme les Russes et les Chinois.

Ce n’est pas bien vu à Paris et à Washington, où l’on riposte en réclamant des alternances à cor et à cri sous peine d’interventions militaires. L’efficacité de la force africaine résidera donc dans la capacité de la force multinationale à demeurer active et dans la périphérie des prédateurs occidentaux.

Croyez-vous que la montée en puissance de Boko Haram est une conséquence de la chute d’El Gueddafi et et de ce qui se passe en Libye et en Syrie ?

Plusieurs observateurs et analystes, même occidentaux, avaient clairement prédit que la destruction de la Jamahiriya arabe libyenne par l’OTAN atomiserait le Sahel et, subséquemment, toute l’Afrique au sud du Sahara. Le président équato-guinéen Téodoro Obiang Nguema, qui présidait en 2011 l’Union africaine, répète à qui veut l’entendre que le chaos libyen a créé l’insécurité islamiste généralisée en Afrique.

Le président de la commission de l’Union africaine de l’époque, Jean Ping, a encore rappelé, dans un livre qu’il a publié, les conséquences néfastes incalculables de l’opération militaire de l’otan contre la Jamahiriya.

D’après le quotidien français Libération, la France a livré, à partir de la seule base d’Istres, des dizaines et des dizaines de milliers de tonnes d’armes de guerre dans le Djebel Nefoussa, dans le sud libyen, soi-disant commandées par le Qatar. Ces armes ont directement boosté la sécession de l’Azawad au Mali...

C’était prévisible. Armes et combattants ayant servi en Libye aux côtés de l’OTAN peuplent les offensives de Boko Haram. Un chef d’Etat africain rappelle souvent que la Libye avait l’armée la mieux équipée d’Afrique. Le colonel Mouammar El Gueddafi, qui était le verrou contre Al Qaîda au Maghreb, avait plusieurs fois mis en garde contre la menace islamiste que l’opération United Protectors de l’OTAN n’a pas hésité à utiliser pour jeter la Libye dans le chaos en confisquant ses fonds souverains et ses ressources naturelles. L’OTAN préfère ainsi pêcher en eau trouble, comme d’habitude, en misant surabondamment sur l’amnésie médiatique et populaire.

Où croit-on que ces impressionnants arsenaux devaient servir après la destruction de la Libye, un pays qui, pourtant, venait d’être ravagé sans aucune réparation par les forces de l’Axe et les forces alliées à la Deuxième Guerre mondiale ? Les gens de l’otan ne savaient-ils pas que la destruction de la Libye aurait un effet automatique sur le reste de l’Afrique ? Je ne le pense pas. Ils avaient déjà vu l’Irak et son million de tués. Mais on les a revus actifs, en Syrie, avec un scénario similaire.

Personne n’a oublié qu’ils rêvent, tous les jours, de plonger l’Algérie dans le chaos pour s’emparer du pétrole, parce que tout cela n’arrive qu’aux pays riches en hydrocarbures. Ils ne lâcheront jamais leur proie. Ils ne sont pas impressionnés par le nombre de tués. Tout ce qui arrive me semble planifié.

C’est ce que quelqu’un appelle «chaos contrôlé». Frantz Fanon écrivait ceci : «L’hésitation dans le meurtre n’a jamais caractérisé l’impérialisme.» En 2016, plusieurs pays entameront des élections présidentielles.

Pensez-vous que Boko Haram va entraver le calendrier électoral et pousser certains pays à abandonner certaines de leurs régions éloignées ?

A ma connaissance, seul le Nigeria pouvait être perturbé territorialement par Boko Haram dans son processus électoral compte tenu d’une population musulmane passablement acquise à la charia dans de nombreux Etats fédérés du Nord. Et aussi compte tenu de la mainmise réelle de Boko Haram sur certaines circonscriptions du nord-est du pays. Ce phénomène était perceptible sous la magistrature du président Goodluck Jonathan.

Ce scénario fut presque souhaité aussi bien par le régime sudiste chrétien entretenant un certain chaos dans le bastion de l’opposition que par le nord musulman accusé d’instrumentaliser la présence de Boko Haram à des fins de chantage en vue de la conquête du pouvoir. On a bien vu que le Nigeria a pu tenir ses élections générales cette année malgré quelques attentats-suicide. Le Tchad et le Niger, qui organiseront leurs élections présidentielles en 2016, ne présentent pas ce type de schéma.

Bien sûr que nul ne peut prévoir ou empêcher les explosions des kamikazes salafistes.Néanmoins, il n’est pas possible qu’ils empêchent les élections parce qu’ils ne bénéficieront pas de véritable mainmise territoriale.