Opinions of Monday, 24 April 2023

Auteur: Prof Edouard Bokagné

Les propos de Claude Abé ont tout de même eu le mérite de poser un problème - Prof Bokagne

Prof Edouard Bokagné Prof Edouard Bokagné

On peut en penser ce qu'on veut. Mais les propos de Claude Abé ont tout de même eu le mérite de poser un problème pour lequel les interprétations divergent : le rapport à la terre. Je vais tenter d'en débattre sans passion.

La terre n'est jamais vide. Elle est toujours occupée d'une certaine façon qui peut changer avec le temps et les mentalités. Et la gestion de son occupation revêt deux typologies : celle des individualités et celle des communautés.
La gestion communautaire connecte à l'histoire car, par le passé lointain, ce sont d'abord des groupes qui s'installaient en dynamiques de peuplement. Les disputes de terrain étaient alors des querelles de communautés et des guerres tribales. Ce n'était pas l'espace stricto sensu qu'on disputait, mais le territoire dans ce qu'il comporte de potentialités économiques, politiques et sécuritaires.

C'est ainsi que tout le Cameroun s'est peuplé : par des gens venus de quelque part, souvent refoulés, venant à leur tour bousculer d'autres ; parfois ne restant pas là indéfiniment. Notre pays a été ainsi parcouru de groupes humains en mouvement dont chacun possède son histoire. Il n'y a, de cette perspective, aucun autochtone nulle part. Même pas des premiers. Tout au plus, de plus anciens : comme les pygmées...

Ce qui est intéressant dans cette dynamique de peuplement n'est pas la dynamique elle-même ou le sentiment d'appropriation du territoire qu'elle a parfois conféré. Ça n'a jamais été rare que ce droit de propriété change. Et du reste, il n'a jamais cessé de changer. Ce qu'il faut considérer ici est d'abord la communauté.

Qui - non pas pourquoi - occupait la terre ? Voilà la question à poser. Celui qui s'installait quelque part, (je parle ici du groupe), possédait sa façon d'être et de se comprendre. Et c'est cette façon-là qui fondait son rapport à ce sol et légitimait, de la sorte, son droit de propriété. Plus la sensation de ce droit était ancrée, plus fortement, au sol en question, on était attaché.
Ce que je dis-là est très important. C'est même fondamental. La terre était rarement le sol tout simplement. Ç'aurait été trop facile. Et notre rapport à l'histoire eût alors été uniforme. Quand un groupe occupait une terre, il y projetait une valeur ésotérique. Et c'était fréquent qu'avec ce sol, il y ait des pactes mystiques.

Pensez ce que vous voulez. Le caillou de Ngog Lituba est un tel haut-lieu pour le groupe Basaà et apparentés : les Bati et les Mpo'o. Venant de quelque part - il y a force récits plus ou moins mythologiques là-dessus - ils sont arrivés là-bas. Puis, de là, ils sont partis au-delà. Et avec les autres de cet au-delà, des querelles de droit de propriété se sont posées. Parmi ces autres-là, je ne citerai que les Duala.

Les Duala appartiennent au grand groupe Sawa venu, pour l'essentiel, du rameau Kota du Nord Congo. La dispute de terres avec les Basaà s'est livrée au bord de l'eau. Le pacte mystique des Basaà était tellurique. Les Sawa - tout comme leurs alliés Tanga-lyassa - possédaient leurs miengu ou génies de l'eau. Tout le monde sait à qui est revenu l'espace au bord du fleuve. Pour comprendre comment, n'interrogez pas les péripéties de leur conflit. Voyez plutôt leurs pactes mystiques.

C'est à peu près ainsi que, partout ailleurs, en ces temps anciens vieux de plusieurs siècles, les terres ont été occupées par des groupes. Le groupe est un ensemble : de clans ou de familles qui se sont organisées. Ceux-ci se sont mis ici ; et ceux-là, là. L'idée était d'occuper rationnellement le territoire pour l'intérêt bien compris de toute leur communauté.

Les pactes occultes sont un aspect. Les contraintes économiques en sont un autre. L'espace a pour devoir d'être propice. Ça dépend de comment le peuple comprend ce caractère en rapport avec ses usages. Les chasseurs le voudront giboyeux. L'agriculteur aspirera à des terres fertiles. Le pêcheur soupirera pour des terres arrosées. Des peuples artistes aimeront des lieux boisés. Ou des sols minéraux pour hauts-fourneaux.

Les terres, souvent, cumulent maints de ces avantages. Et, par moments, des inconvénients malheureux. Certains abritent des lacs versatiles, des monts coléreux, des sols arides, des climats agressifs ou de nocives endémies. Les liens anciens avec les sols n'ont jamais été stables et pérennes : ni pour la communauté toute entière ; ni pour les clans et familles dont elle est composée et encore moins pour leurs individualités.

C'était avant. Quand est venu l'homme blanc, ceci a changé. Une des conséquences de notre passé colonial est d'avoir été sédentarisés. Les flux migratoires d'antan se sont arrêtés. Il le fallait pour imposer les populations et créer de grands chantiers. Bien des groupes ont été réorganisés. Ceux ne possédant pas de chefferie formelle s'en sont vus dotés. Il y a eu de nouveaux codes et des lois nouvelles. Tout ceci a redéfini le rapport à la terre.

De nouveaux flux migratoires se sont créés avec d'autres particularités. L'avènement du monde du Blanc a créé un espace original : la cité. Et cette cité, elle-même, a engendré des propres dynamiques de peuplement fortement individualisées. Effectivement, c'est quelque chose qui demande à être pensé. Il s'est vu des flux stochastiques d'acquisition ou d'obtention d'espaces où tout se mêlait : l'effort personnel et le lien à sa communauté.

C'est quelque chose de très complexe qui ne peut être défini - a fortiori traité - de façon lapidaire. Il n'existe pas de communautés de jouisseurs invertébrés sans respect aucun pour la terre et d'autres de hardis économes qui l'achètent, la mettent en valeur et savent la préserver. Ceci serait davantage des individualités. Ces individualités subissent toujours l'influence d'un contexte qui dicte l'organisation de leur communauté et de son rapport au sol.

Il est tout de même certain qu'il y a un problème. Et ce problème, entendons-nous : ce n'est pas le Professeur Claude Abé qui l'a causé. Il n'a fait qu'en donner ce qui lui paraît être la solution la plus appropriée. L'est-elle ? J'ai un doute. C'est pour ça, d'ailleurs, que j'en ai parlé. Un problème peut être parfaitement réel. Mais il sera mal résolu - voire pas du tout - s'il est mal posé.

Déjà, commençons, chaque fois qu'on parle de cette question, à dissocier ce qui est des individus et ce qui relève des communautés...

Ce qui relève des usages de ce qui est encadré par des lois...

Et surtout ce qu'on peut objectivement de ce qu'on ne peut changer...

Quand on traite de questions de terres, l'expérience apprend que tout n'est pas de parler...