Votre Sainteté,
Le silence que le Vatican garde sur le massacre des Bassas et le génocide des Bamilékés donne à réfléchir. En effet, l’Église romaine a une part de responsabilité dans les crimes dont il est question.
Dans son arrogance, l’Europe chrétienne élabora la théorie de la supériorité de la race blanche – théorie avec laquelle les partisans de l’impérialisme légitimèrent la conquête coloniale. Ils affirmaient que leur race avait la charge de « civiliser » les peuples qui étaient à leurs yeux dans la « barbarie.»
Pourtant, ces peuples avaient et ont leurs propres traditions, cultures, religions, croyances. Des missionnaires, administrateurs, soldats, commerçants et médecins s’embarquaient pour l’Afrique noire afin d’accomplir la soi-disant « mission civilisatrice. » Les missionnaires catholiques défendaient aussi bien les intérêts du Saint-Siège que ceux des puissances ayant conquis les territoires où ils exerçaient leur fonction.
Quand la Première Guerre mondiale éclata, les Français et les Britanniques se lancèrent à la conquête du Cameroun qui était une colonie allemande depuis 1884. À la fin de la guerre, le traité de Versailles plaça le pays africain sous l’administration des deux puissances victorieuses et sous le mandat de la Société des Nations (SDN). Le statut de mandat fut transformé en celui de tutelle lorsque l’ONU remplaça la SDN en 1946.
Deux ans plus tard, l’Union des Populations du Cameroun (UPC) fut créée. Dans l’article 1er de ses statuts, elle se définit comme un mouvement « qui a pour but de grouper et d’unir les habitants de ce territoire, en vue de permettre l’évolution plus rapide des populations et l’élévation de leur standard de vie ».
Dès sa création, elle commença à faire pression sur les puissances administrantes pour les amener à indiquer dans leur rapport annuel une date à laquelle elles devaient octroyer l’indépendance au territoire comme le recommandaient les accords de tutelle. Vu qu’il lui tardait de voir le Cameroun réunifié et indépendant, elle perdit bientôt patience.
L’administration française, la justice et le clergé catholique faisaient l’amalgame. Ils mêlaient le communisme et les revendications du parti nationaliste. En décembre 1954, le président René Coty nomma Roland Pré Haut-commissaire du Cameroun, en remplacement de René Soucadaux.
Dès son arrivée, le nouvel administrateur colonial révéla ses intentions : « Écraser les activités communistes pour défendre la civilisation. » Au début de l’année suivante, il affecta les leaders de l’UPC à Douala, croyant pouvoir mieux les surveiller. Mais là-bas, ils déployèrent une activité incroyable.
Pré émit un arrêté stipulant que « droit est donné à toute autorité de requérir les forces de l’ordre pour disperser toute réunion suspecte de plus de deux personnes ». Le Bureau du Comité Directeur de l’UPC réagit en ordonnant aux militants et sympathisants de répondre désormais à la violence par la violence. De plus, il déclencha des grèves qui durèrent six semaines.
Le clergé catholique vola au secours de l’administration en diabolisant le mouvement révolutionnaire. Au début du mois d’avril 1955, les cinq vicaires apostoliques que comptait le Cameroun oriental adressèrent une « Lettre commune » à leurs fidèles.
Dans cette longue lettre dont on donna lecture dans toutes les églises catholiques, les expéditeurs épiloguent sur le communisme et le marxisme qui d’après eux sont des doctrines reposant sur la haine, la violence, l’injustice, le mensonge, l’annihilation de l’individu par la toute puissance de l’État, du parti. Pour exemplifier leur propos, ils évoquent « les récents événements de Chine et du Vietnam ».
Concernant le deuxième pays, ils dénigrent le Viet-Minh. Or l’on sait que l’organisation politique et paramilitaire dont le principal dirigeant était HÔ Chi Minh avait infligé une cuisante défaite à la France à la bataille de Diên Biên Phu le 07 mai 1954. Les ecclésiastiques jettent donc le discrédit sur les mouvements qui sont à l’avant-garde de la lutte contre l’impérialisme et l’oppression coloniale.
Ils rappellent aux Chrétiens que le Pape Pie XI « a solennellement condamné le communisme comme contraire à la foi chrétienne. Et tous les chrétiens doivent accepter la parole du Pape, successeur de saint Pierre à qui Jésus-Christ a dit : ‘Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié au ciel. Sois le pasteur de mon troupeau’ ».
D’ailleurs, ils citent le passage de l’Encyclique Divini Redemptoris du 19 mars 1937 dans lequel Pie XI condamne le communisme. Dans les conclusions pratiques, ils donnent le nom du mouvement qu’ils considèrent comme un danger pour le Cameroun :
« Nous mettons en garde les Chrétiens contre les tendances actuelles du parti politique connu sous le nom ‘Union des Populations du Cameroun (UPC)’, en raison non pas de la cause de l’indépendance qu’il défend, mais de l’esprit qui l’anime et qui inspire ses méthodes ; de son attitude malveillante à l’égard de la mission catholique et de ses liens avec le communisme athée condamné par le Souverain Pontife. »
Les signataires de la « Lettre commune » étaient : René Graffin, Paul Bouque, Pierre Bonneau, Jacques Therenstra et Yves Plumey. Tous étaient Français, excepté Therenstra. La lettre fut rédigée à Nkongsamba en présence de Mgr Marcel Lefebvre, délégué apostolique pour l’Afrique noire francophone.
Il était venu de Dakar où il résidait. En 1949, il déclara lors d’une visite à Douala que, « sous le fin mot RDA », le parti communiste en Europe « s’est insinué en Afrique noire… et s’est déjà infiltré au Cameroun sous le pseudonyme d’UPC ». L’UPC s’était en effet affiliée au RDA (Rassemblement Démocratique Africain). Mais elle en fut exclue le 02 juillet 1955 sous la pression du gouvernement français.
Le 08 janvier 1953, Ruben Um Nyobé, secrétaire général de l’UPC, avait donné une conférence de presse à Paris pour apporter des précisions sur l’idéologie de son parti :
« Les peuples coloniaux ne peuvent faire ni la politique d’un parti, ni celle d’un État, ni, à plus forte raison, celle d’un homme. Les peuples coloniaux font leur propre politique, qui est la politique de libération du joug colonial, et, dans leur lutte pour cet objectif si noble, les peuples coloniaux observent et jugent. Ils observent [et jugent] les gouvernements, les partis, les personnages, les organes de presse, non sur leurs idéologies et leurs programmes, mais seulement, et seulement, sur leur attitude à l’égard des revendications des populations de nos pays. Voilà la position de l’Union des Populations du Cameroun au service du peuple camerounais. »
Donc, l’UPC collaborait volontiers avec tout mouvement ou gouvernement étranger qui trouvait son combat légitime. En vouant ce parti aux gémonies, en exhortant les chrétiens à se méfier de lui, le clergé catholique confirma qu’il était l’allié de l’administration coloniale. Pouvait-on tirer à boulets rouges sur le parti révolutionnaire et prétendre défendre la cause de l’indépendance ? Que non ! Jeter le discrédit sur l’UPC signifiait légitimer les brutalités et autres injustices coloniales. Um Nyobé remarqua à juste titre que « les missionnaires coloniaux sont les avant-gardes de l’appareil administratif et du gros colonat. »
Face aux invectives des évêques et aux mesures répressives de l’administration coloniale, l’UPC, ses organes annexes JDC (Jeunesse Démocratique du Cameroun) et UDEFEC (Union Démocratique des Femmes Camerounaises) ainsi que la CGKT (Confédération Générale Kamerunaise des Travailleurs) publièrent la « Proclamation commune pour la fin de la tutelle et la proclamation d’un État camerounais indépendant et souverain » le 22 avril 1955. En même temps, Félix Moumié, président du parti révolutionnaire, signa des pamphlets tels que « Civilisation française made by Pré », « Religion ou colonialisme. » Dans ce dernier, il écrit :
« Les mages, gens simples de la terre, se rendirent chez le gouverneur Hérode pour se renseigner sur la naissance du ‘nouveau roi des juifs.’ Mais Soucadaux ou Roland Pré de l’époque ne pouvait pas tolérer la moindre compétition. Il ordonna le massacre du nouveau-né, non par pour se débarrasser d’un prophète, à l’époque où il n’y avait pas de prophète dans chaque foule et ils ne gênaient pas, car pour la plupart, les prophètes étaient les complices de l’impérialisme romain ; tout comme les Graffin, Bonneau, Bouque, etc. Le Roi Hérode ne voulait pas d’un chef nouveau-né qui prendrait le pouvoir et mettrait fin à l’impérialisme… Dieu se range du côté de ceux qui combattent le colonialisme et souhaitent l’indépendance de leur pays. »
Au cours de la deuxième quinzaine du mois de mai 1955, il y eut des affrontements entre les upécistes et les forces de l’ordre dans plusieurs villes et villages. Sur ordre de Pré, les hommes en tenue ouvrirent le feu sur les foules. Le nombre des victimes fut évalué à 5000. En outre, plusieurs bureaux de l’UPC furent incendiés. La justice coloniale lança plusieurs mandats d’arrêt contre les militants de ce parti. Certains leaders se réfugièrent dans la zone anglophone du territoire. Le 13 juillet de la même année, un décret du gouvernement français dissolvait l’UPC et ses deux organes satellites.
En application du programme en 6 points adopté à Kumba, les cadres des sections régionales et départementales du parti dissous mirent sur pied une organisation paramilitaire lors d’une réunion convoquée par Um Nyobé en Sanaga-Maritime où il dut se réfugier peu avant les événements de mai 1955 pour ne pas devoir comparaître devant le tribunal colonial. La rencontre nationale des cadres eut lieu du 02 au 03 décembre 1956, et la branche armée créée fut baptisée Comité National d’Organisation (CNO).
À la mi-décembre 1956, tous les évêques du Cameroun sous administration française rédigèrent une « Lettre commune » dans laquelle ils prodiguaient des conseils aux chrétiens à l’occasion des élections législatives du 23 du même mois :
« Écoutez ces paroles du Saint Père le Pape Pie XII qui dit : ‘Le droit de vote vous exige de choisir seulement ceux que vous savez en mesure de défendre la religion catholique et les commandements de Dieu ; non ceux qui font de vaines promesses qu’ils se sentent incapables après de réaliser’… Cette recommandation du Saint Père montre que : ... Nous ne pouvons pas dire votez pour un tel ou un tel. Nous faisons l’exception pour ceux qui sont communistes et leurs adhérents parce que le Saint Père lui-même avait jugé que ces hommes sont de véritables ennemis du bon Dieu et il vous est donc défendu, vous les Chrétiens de voter pour eux. »
On sait que le Pape Pie XII était en fonction depuis 1939. Les Bassas observèrent le mot d’ordre de boycott des élections lancé par l’UPC et apportèrent leur soutien aux guérilleros. Thomas Mongo, l’un des auteurs de la deuxième « Lettre commune » des évêques, rencontra Um Nyobé en octobre 1957. Ce dernier lui dit: « Monseigneur, vous êtes pour le gouvernement Mbida, parce qu’il se réclame du catholicisme. »
À cela, l’évêque de Douala lui répondit : « L’Église ne dépend d’aucune forme de gouvernement. Moi en tant que citoyen camerounais, je suis pour le gouvernement Mbida parce que je vois qu’il suit la marche normale vers l’émancipation de notre pays. »
Le 9 du mois suivant, le Premier ministre André-Marie Mbida se rendit en Sanaga-Maritime où il tint un discours incendiaire qualifié « d’ultimatum de Boumnyébel. » Il somma les Bassas de cesser la résistance dans un délai de dix jours, faute de quoi son gouvernement supprimera les marchés de la Région, instaurera le couvre-feu dans les villages et introduira le laissez-passer. Quatre semaines plus tard, le Haut-commissaire Pierre Messmer décréta la Sanaga-Maritime zone à pacifier.
Pour réprimer la révolte du peuple Bassa, il fit venir 1200 soldats de l’Afrique Équatoriale Française pour renforcer les troupes stationnées au Cameroun. La Sanaga-Maritime fut quadrillée. L’armée détruisit les villages et regroupa ses habitants le long des axes routiers. Après cette phase, elle débusqua et abattit de nombreux guérilleros et représentants de l’UPC dans les maquis. C’est ainsi que plusieurs milliers de Bassas furent massacrés entre 1957 et 1958.
Mbida avait démissionné le 17 février 1958, et le Haut-commissaire Jean-Paul Ramadier l’avait remplacé par Ahmadou Ahidjo deux jours plus tard. En 1959, le peuple Bamiléké, sous l’impulsion du parti dissous qui venait de mettre sur pied l’Armée de Libération Nationale du Kamerun (ALNK), se souleva contre l’administration coloniale et le gouvernement fantoche d’Ahidjo, dans le dessein d’arracher la vraie indépendance.
Devant cette situation, le président Charles de Gaulle et son pantin Ahidjo conclurent des accords militaires. Dès février 1960, le corps expéditionnaire envoyé par Paris arriva en pays Bamiléké. Les troupes gouvernementales anéantirent les villages et massacrèrent des centaines de milliers de Bamilékés dans les hauts plateaux de l’Ouest et dans le Mungo. Les Papes Jean XXIII et Paul VI (dont le pontificat alla respectivement de 1958 à 1963 et de 1963 à 1978) étaient au courant de ces massacres.
Mais le Vatican n’intervint qu’à la fin de la répression, lorsque Mgr Albert Ndongmo fut condamné à mort par le tribunal militaire de Yaoundé le 06 janvier 1971. Paul VI et le clergé catholique local se limitèrent à demander la remise de peine pour l’évêque de Nkongsamba.
Ernest Ouandié, commandant en chef de l’ALNK et président du Comité Révolutionnaire de l’UPC, Raphaël Fotsing, Célestin Takala, Gabriel Tabeu et Mathieu Njassep furent également condamnés à la peine capitale par le même tribunal. Ahidjo commua la peine de Ndongmo, Takala et Njassep. Les autres furent fusillés à Bafoussam le 15 du même mois.
Votre Sainteté, le 18 octobre 2013, vous reçûtes en audience privée au Vatican le dictateur camerounais Paul Biya et son épouse Chantal. Peut-être vous confessa-t-il sa participation au génocide des Bamilékés.
Je vous prie d’agréer, Votre Sainteté, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.
Bamenda, le 17 juillet 2015.