Jean-Fochivé, le redoutable policier raconte à l’auteur de son livre sur ses révélations, combien impérissable est le souvenir qu’il garde d’Ahmadou Ahdijo, le premier président du Cameroun.
« Il y a des moments où je me surprends en train de faire la différence entre les deux hommes d’Etat que j’ai servis, et de ressortir l’appréciation que chacun d’eux a faite sur mon travail. Mais, chaque fois que je pense à Ahidjo, j’ai plutôt des remords… Je crois que nous sommes nombreux qui devrions en avoir aujourd’hui; un groupe d’hommes qui évitons de nous regarder dans les yeux, conscients d’avoir chacun trahi son maître, de l’avoir abandonné au moment où il avait besoin de nous.
Ma propre dignité en a pris un coup, mais que veux-tu? Quand on est tous les jours à la conquête de «plus de pouvoir», a-t-on seulement le temps de penser que l’on n’est qu’un être humain et que, comme disait Ahidjo : «la valeur d’un être humain se détermine par rapport à ce qui lui reste de dignité après qu’il ait acquis ce qui lui tenait le plus à coeur».
Je t’ai fait un bref aperçu de l’atmosphère qui prévalait et des conditions qui m’ont amené juste un an après l’indépendance à être dans les rangs des potentiels fidèles de M. Ahidjo, après avoir servi l’administration coloniale et suivi une formation à l’école de police du Sénégal. J’étais alors l’un des premiers cadres nationaux de la police camerounaise.
Je n’ai qu’un souvenir très vague de la vraie nature de l’homme qui pendant près de trois décennies allait être mon roi et mon patron. Je ne me rappelle même pas, avec tout mon zèle le chef des services de renseignements, avoir osé percer le secret des vraies origines de M. Ahidjo.
L’image que je garde de lui est celle d’un homme autoritaire, hypocrite et lunatique. Paradoxalement il était humble et modeste. Doué d’une intelligence infuse, il avait su s’assagir en lisant beaucoup et en réunissant autour de lui ses anciens camarades d'école qu'il traitait d'ailleurs sans aménité avec une froideur qui au fil des jours, non seulement altérait cette amitié, mais réduisait ces hommes au niveau de simples fidèles serviteurs.
N’en déplaise à ses détracteurs, M. Ahidjo était aussi humain que peut être un roi qui se prend pour le bâtisseur. Il aimait beaucoup "son" pays et nourrissait l'ambition de lui fabriquer un grand peuple.
Il disait souvent pour plaisanter: "si, comme disent les blancs, un peuple n'a que le gouvernement qu'il mérite, pourquoi nous les Africains qui avons la difficile tâche de tout créer, ne dirions-nous pas qu'un gouvernement n'a que le peuple qu'il mérite? Si dans le premier cas le peuple fabrique son gouvernement, il faudrait que notre gouvernement pût fabriquer son peuple". Je n'avais jamais compris et n'avais jamais osé lui demander ce que signifiait pour lui le mot fabriqué.