Autrement dit, « ne dure pas au pouvoir qui veut mais qui peut », traduit moins le pouvoir extraordinaire de Paul Biya à rester au pouvoir que l’extraordinaire non pouvoir et non détermination du peuple camerounais à l’en chasser car la domination de Paul Biya, dans le cas camerounais, est moins le résultat d’une force très grande que possède le dominant sur les dominés qu’un consentement des dominés à leur propre domination.
« Ce n’est pas qui veut mais qui peut ! ». Les Camerounais de tous les âges connaissent bien cette expression populaire dans la sémantique de l’homme de la rue, omniprésente dans le lexique discursif du Camerounais ordinaire. Elle est courante au marché, les transports en commun, les cours de lycées, les bars et collèges ou les stades de football. Formule populaire toute faite et prête à être assénée pour terrasser l’autre dans une joute verbale, c’est une phrase obus, une phrase uppercut qui vise à déclasser votre interlocuteur, à le mettre K.O dans une discussion serrée. Elle est très souvent lâchée lorsque votre interlocuteur veut vous montrer, de façon narquoise, sa distinction et supériorité en termes statutaire, de force, de capacité, de puissance ou tout simplement de pouvoir. Elle oppose les verbes vouloir et pouvoir pour signifier à celui qui nous parle, nous conteste ou nous reproche quelque chose, le fait que nous ne jouons pas dans la même catégorie que lui. Le complexe de supériorité qui anime celui qui l’utilise signifie à son interlocuteur qu’il ne peut faire ce qu’il aimerait faire même s’il en avait l’envie car il ne possède pas les capacités, les arguments et le pouvoir requis.
Paradoxalement, c’est aussi une phrase invoquée et évoquée lorsqu’on est coincé, lorsqu’on n’est pas à l’aise avec ce qu’on a fait, lorsqu’on a enfreint des règles communes. On assène alors « ce n’est pas qui veut mais qui peut » pour se débarrasser d’un inquisiteur en lui disant en filigrane, « les gens se dépassent !». Une première façon de lire la petite phrase de Paul Biya consiste donc à rester terre à terre, c'est-à-dire dans le peuple en en faisant l’extension et les liens avec d’autres expressions d’un même acabit et d’un sens proche.
Cependant, si la banalité de cette expression est établie depuis belle lurette dans le lexique populaire, elle change de statut, d’implication et de portée dès lors qu’elle sort de la bouche d’un chef d’Etat. Le citoyen analyste ne peut plus, en pareilles circonstances, faire appel au feu Jean-Miché Kankan pour rétorquer au Président de la république, « ça ce sont les petits mots de Yaoundé ». Il ne peut plus faire l’économie d’une extension intellectuelle d’une réponse d’un chef d’Etat. Il se doit, dans le cas d’espèce, de mettre en résonnance ce que dit Paul Biya et les actes du régime dont il est le leader depuis 1982. Qu’implique cette phrase dans le rapport de Paul Biya aux Camerounais ? Que donne-t-elle comme informations par rapport à la promesse de démocratie du Renouveau National ? Quelle lumière jette-t-elle sur certains actes passés du Renouveau National ? Quel signal donne-t-elle pour l’avenir politique du pays ?
* Les Camerounais sont les « moins chers » de Paul Biya
Lorsqu’en campagne électorale François Mitterrand se fit interroger par une jeune français sur la signification de l’expression « être branché », l’ancien leader socialiste répondit de façon à montrer à l’opinion française qu’il était au fait du jargon jeune de son époque en disant : « être branché est dépassé car on dit maintenant être câblé ! ». Ce type de réponse, étant donné qu’un homme politique est toujours en campagne et parle pour gagner, a pour objectif premier de montrer qu’on fait corps avec son temps, qu’on n’est pas déconnecté du monde qui nous entoure. Par conséquent, recevant François Hollande au Cameroun Paul Biya, dont la carrière politique est plus derrière que devant, a voulu faire d’une pierre deux coups : d’abord, séduire les Camerounais en montrant au peuple qu’il fait corps avec lui en utilisant une expression typiquement camerounaise. Beaucoup d’Africains et de camerounais viscéralement liguées contre la France sont friands de la moindre petite phrase et du moindre petit geste qui donne une lueur d’indépendance d’un président africain par rapport à un président français. Nos dictateurs le savent et jouent avec cela ainsi que le fit plusieurs fois Albert Bongo maître en la matière sans que cela n’aille plus loin dans les actes.
Ensuite, jouer aux muscles devant les Camerounais face au Président français sachant bien qu’il fait un jeu de rôle semblable à celui de « la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ». C’est une réponse à une France où un rapport parlementaire vient d’accuser Paul Biya de dictateur se maintenant au pouvoir par des moyens illégaux. Le président camerounais a essayé d’égaler l’autre animal politique en grosseur ainsi que le dit jean de La Fontaine dans sa fable : je suis et reste au pouvoir parce que je le peux même contre la volonté actuelle de la France.
Laissons de côté la grenouille et le bœuf de La Fontaine car nous connaissons tous la fin de l’histoire, et intéressons-nous aux Camerounais. Ceux-là qui, depuis plus de trente ans, connaissent un seul et même Président. Que signifie cette phrase du Président à leur endroit ? « Ne dure pas au pouvoir qui veut mais qui peut » ne veut rien dire d’autres que « les Camerounais sont les moins chers de Paul Biya ». Être le moins cher d’une personne au Cameroun veut dire qu’on peut tout subir de cette personne sans rechigner ni régir. La personne qui vous traite de « moins cher » peut tout vous faire sans courir le moindre risque et sans avoir peur de quelque chose en retour, cela la conforte à continuer à marcher sur vous comme au premier jour.
Ainsi, « ne dure pas au pouvoir qui veut mais qui peut », fait automatiquement des Camerounais ceux dont la très faible réaction défavorable face aux mandats successifs de Biya, et ceux dont l’incapacité de faire partir Paul Biya du pouvoir depuis 1982, expliquent pourquoi celui-ci reste au pouvoir car c’est cela le fondement de son pouvoir de garder le pouvoir. Autrement dit, « ne dure pas au pouvoir qui veut mais qui peut », traduit moins le pouvoir extraordinaire de Paul Biya à rester au pouvoir que l’extraordinaire non pouvoir du peuple camerounais à l’en chasser car la domination de Paul Biya, dans le cas camerounais, est moins le résultat d’une force très grande que possède le dominant qu’un consentement des dominés à leur propre domination. La phrase de Paul Biya nargue donc moins François Hollande qui n’a que foutre que Biya meurt au pouvoir, que les Camerounais dont l’incapacité à être maîtres de leur destin est ainsi moquée par celui-là même qui en profite.
* Vouloir, pouvoir et démocratie : le reniement d’une promesse de démocratie
Animal politique, le président camerounais s’est très vite rendu compte de sa bourde en matière de démocratie car la grammaire de l’idéal démocratique s’accommode moins avec la posture d’un homme qui dure au pouvoir parce qu’il peut le faire qu’avec celle suivant laquelle c’est le peuple souhaitant un homme au pouvoir et l’y installe en le plébiscitant. Le Président camerounais a donc tenté un rattrapage de l’art de parler de la démocratie en enchaînant tout de suite qu’il a chaque fois gagné les élections devant de multiples autres candidats. Mais la gaffe était commise car la première partie de sa réponse où il explique sa légitimité à la tête de l’Etat par le pouvoir de rester au pouvoir et la deuxième où il insinue que c’est le peuple qui lui donne ce pouvoir de rester au pouvoir via le vote, ne font pas bon ménage. Ce sont deux phrases d’une incompatibilité dirimante.
La première partie de la réponse exalte l’habilité de Biya et nargue le peuple camerounais en se moquant de sa torpeur, de son indolence et de son atonie alors que la seconde partie de la réponse est le résultat d’une réminiscence chez Paul Biya que son slogan de campagne pour la présidentielle de 2011 a quand même été « Paul Biya, le choix du peuple ». Dans l’ensemble, ces deux parties de la réponse du président sont des preuves publiques de la véritable nature du Renouveau National.
En effet, « ne dure pas au pouvoir qui veut mais qui peut », est une phrase qui reconnait, de la bouche même de Paul Biya, que les passions qui animent son régime ne sont pas les passions démocratiques dont nous parle Alexis de Tocqueville. Ce dernier nous dit que la liberté, l’égalité et la ressemblance sont les passions qui animent les sociétés qui poursuivent le projet démocratique afin qu’elles puissent toujours tendre vers l’idéal démocratique. Paul Biya met plutôt en exergue sa passion du pouvoir de rester au pouvoir via le pouvoir. Il s’agit-là d’une passion dictatoriale qui conforte par ailleurs la deuxième partie de sa réponse où, à sa conception étriquée de la démocratie en élections et candidatures multiples, s’ajoute l’enrobement de sa passion dictatoriale par un pseudo- choix du peuple camerounais.
Cette passion du pouvoir et le besoin de démontrer publiquement qu’on fait la pluie et le beau temps au Cameroun ne sont pas des choses nouvelles chez Paul Biya. Autant la phrase « je suis à Douala, me voici donc à Douala » narguait publiquement l’opposition camerounaise en 1990, autant, Eric Chinje, alors rédacteur en chef de la CRTV, s’était entendu dire : « il me suffit d’un hochement de tête et vous n’êtes plus rédacteur en chef de la CRTV ! ». Si nous revenions dans le jargon populaire camerounais, cela consisterait à dire à l’autre « les gens se dépassent », « tu ne me peux pas » ou « je suis en haut » par rapport à toi. Contrairement aux analyses d’Alexis de Tocqueville qui montrent que la démocratie adoucie les mœurs grâce à l’extension des passions démocratiques dans la société, « ne dure pas au pouvoir qui veut mais qui peut » montre que le Renouveau National a, au lieu de cela, construit et renforcé les rapports maitres/esclaves, seigneur/vassal dans la société camerounaise. D’où la (dé)civilisation des mœurs qui gagne le pays.
* Qu’a pu faire le président camerounais pour rester au pouvoir et que devons-nous apprendre de cela ?
« Paul Biya est maître de son temps », nous le dit l’idéologue Jaques Fame Ndongo là où on se serait attendu à ce qu’il soit un serviteur de son temps, mieux du Cameroun. La dynamique attendue s’est inversée sous le Renouveau car le rapport maître/esclave que nous évoquions tantôt est conceptualisé, popularisé et réifié par Jaques Fame Ndongo, cacique du régime. Nous n’avançons donc rien que le régime ne reconnaisse lui-même comme son identité remarquable. Qu’a fait Paul Biya pour rester « maître de son temps », c'est-à-dire pour avoir le pouvoir de rester au pouvoir pour le pouvoir ?
Sans prétendre à l’exhaustivité et ni à la fatuité, essayons d’y répondre en examinant brièvement trois institutions sous Biya : la Constitution camerounaise, la gestion de la chose publique et la justice camerounaise.
La Constitution camerounaise a, sous Biya, connu une inflation de sa réforme afin de l’adapter chaque fois aux plans politiques de l’homme du 6 novembre 1982. Aucune des réformes constitutionnelles du Renouveau National n’a augmenté la capacité d’action et de choix des citoyens camerounais, aucune n’a fluidifié les conditions de l’alternance à la tête de l’Etat, et aucune n’a donné plus de droits aux Camerounais. Elles ont par contre toutes donné tous les pouvoirs au président Biya, étant donné qu’il n’est pas responsable de ses actes pendant et après ses mandats et peut se présenter autant de fois qu’il le veut tant qu’il respire : le président camerounais a tous les pouvoirs mais aucun devoir, ce qui une aberration en matière de démocratie.
L’esprit des lois qui découlent de telles réformes entérine bien les passions dictatoriales qui animent le régime camerounais en place et cloue au pilori les passions démocratiques d’Alexis de Tocqueville.
En ce qui concerne la gestion de la chose publique, la moralisation des comportements et la rigueur dans la gestion annoncées en 1982 n’ont jamais été effectives. Ces objectifs sont restés au stade du discours. Il en serait autrement que le Cameroun ne serait pas aujourd’hui une truanderie mondialement reconnue car gérée depuis 1982 comme une pétaudière dont la seule grande réalisation et d’avoir réussi à construire une classe sociale de fonctionnaires milliardaires. L’existence de l’opération épervier est moins la preuve de la rigueur dans la gestion et de la moralisation des comportements, que celle de leur non application depuis 1982. Au moment où, après plus de trente ans de règne, le Cameroun devait être en pleine récolte des fruits du Renouveau, il se retrouve en train de gérer les déficits de gouvernance du Renouveau.
Et un des domaines où ces déficits détruisent l’esprit républicain est l’institution judiciaire. Puisque le pouvoir en place a construit une aristocratie de fonctionnaires milliardaires dont le pouvoir financier est devenu un danger pour son leader, la justice camerounaise ne fonctionne plus actuellement que pour détruire par le pouvoir exécutif le pouvoir financier né d’une gestion illicite et dilettante de l’Etat. Par conséquent, la séparation des lois et les corps intermédiaires qui doivent arrêter et tempérer le pouvoir exécutif ainsi que nous l’enseigne Montesquieu, n’existent plus. C’est Paul Biya qui dit qui est-ce qu’on arrête, à quel moment on le fait, qui n’a pas encore assez volé pour être arrêté et qui doit être remis en liberté parce qu’il a mis un certain temps en prison. Dire le droit et rien que le droit a été remplacé par une justice œil pour œil et dent pour dent d’une vengeance poursuivant les crimes au sein d’un club élitaire qui privatise ainsi la justice camerounaise pour ses règlements de compte internes et politiciens : le Renouveau National a rendu les Camerounais spectateurs dans leurs pays. Quel héritage pour le futur si on s’en tient à ces trois institutions analysées de façon succincte ?
« Ne dure pas au pouvoir qui veut mais qui peut » est donc bien le signe que Biya et son régime n’ont pas mis en place des passions démocratiques qui guide le Cameroun vers l’idéal d’une « société des égaux ». Sous Biya le Cameroun est une société encore plus inégalitaire que sous Ahmadou Ahidjo. Ce sont des passions dictatoriales qui ont pris racines.
Elles ont pour noms, rester au pouvoir à vie grâce à la manipulation instrumentale de la Constitution, réprimer de façon meurtrière des manifestations (février 2008), refuser une commission électorale indépendante et maintenir une présidentielle à un seul tour. La justice camerounaise est devenue experte dans la gestion des malversations de la gouvernance du Renouveau et les détournements de fonds publics sont les mœurs les mieux installées par le Biyaïsme depuis 1982. Le pays est ainsi sur une très mauvaise pente car celui qui succèdera à Biya ne changera pas la méthode qui aura permis à l’homme du 6 novembre de dire avec autosatisfaction : « ne dure pas au pouvoir qui veut mais qui peut ».
C’est pourquoi être crédible dans l’avenir revient à ramener à deux au maximum, le nombre de mandats autorisés à la tête de l’Etat camerounais. Même si cette mesure ne suffit pas à tout changer au Cameroun, elle empêche au moins que le peuple camerounais ne devienne à nouveau pendant trente ans « le moins cher » des passions dictatoriales de plusieurs d’entre nous.