La charte des Nations unies, signée à San Francisco, aux Etats-Unis, le 26 juin 1945, est un peu la bible du consensus mondial d’après-guerre. Elle engage les Etats signataires à sauvegarder la paix et la sécurité internationales et à instituer entre eux une coopération économique, sociale et culturelle.
Après les terribles conflits armés de 1914 et de 1939, l’avènement de l’ONU cristallisait bien des espoirs et s’imposait, comme un rempart contre la haine, la division, et la volonté hégémonique. Pourtant, ce n’est que le 24 octobre 1945 que l’ONU a acquis une existence officielle, sur les cendres de la Société des Nations.
70 ans après, il serait fastidieux et hasardeux de prétendre ébaucher, en un article de journal, le bilan des Nations unies, une véritable machine, avec 20 institutions spécialisées ayant chacune un fonctionnement autonome. Néanmoins, on pourrait s’arrêter sur le monde tel qu’il va et s’interroger sur le chemin parcouru, pour voir si nous avançons un tant soit peu vers l’idéal du vivre ensemble que porte la Charte onusienne.
Le premier constat que l’on peut faire est que jamais le monde n’a été aussi troublé, aussi divisé, aussi ensanglanté qu’aujourd’hui.
Entre une mondialisation infernale, qui dessine une fraternité en trompe-l’œil en multipliant les inégalités, causes de migrations massives, entre les extrémismes religieux qui sous couvert de prosélytisme, entendent conquérir au prix de la guerre de vastes territoires et des richesses (Daesh, Shebab, Al Qaeda, Boko Haram), sans oublier la lutte d’influence et de positionnement stratégique entre l’Occident d’une part, et la Chine, puis la Russie, d’autre part, qui est la cause de bien des immobilismes, le monde n’est que convulsions, déflagrations, peurs, morts et désolation. Même si les Nations unies ne sont pas responsables d’un tel chaos, elles ont bien du souci à se faire, en ce 70e anniversaire.
Devant tant de désordres et de conflits, à bien des égards, l’institution paraît impuissante. Il n’est pas anodin que le thème de cette commémoration, « Une ONU forte pour un monde meilleur » , mentionne la force. Pour prétendre peser dans les divisions entre pays et communautés, autant que pour pouvoir mobiliser les nations pour combattre la faim, les dictatures, et la dégradation de l’environnement, l’ONU a nécessairement besoin d’être au-dessus du lot. Forte. Puissante même. D’où l’importance du multilatéralisme.
Or, que constatons-nous ? Ce sont bien les grandes puissances, ou dans une moindre mesure les multinationales, souvent plus riches que les Etats, qui dictent leur volonté, lorsque le monde traverse une impasse politique ou économique. Même en cas de graves tragédies humaines, les grandes puissances n’hésitent pas à brandir leur droit de veto au Conseil de sécurité pour bloquer une action de sauvegarde de l’ONU. Parfois elles ignorent purement et simplement son avis, pour mener des guerres unilatérales, au nom de leurs intérêts propres.
L’exemple le plus frappant est celui des réfugiés, que l’Occident nomme curieusement « migrants ». Il y a dans le choix de ce vocable, toutes les peurs, toutes les condescendances, tout le rejet que l’étranger suscite. Car migrer relève d’un choix de vie. Alors que pour le flot de Syriens et d’Africains qui frappent aux portes de l’Europe, l’émigration n’est pas un doux rêve, mais bien une question de survie. Qu’ils fuient la guerre ou la misère, il nous semble qu’ils cherchent tous un refuge. Ce sont donc des réfugiés !
Il paraît pour le moins aberrant que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugies (HCR) consente à valider une définition aussi inappropriée, de même que la distinction faite entre réfugiés de guerre et réfugiés économiques ; devant l’ampleur du phénomène, la solution pour l’ONU consisterait sans aucun doute à organiser une conférence humanitaire sur la gestion des réfugiés. En mettant en avant le devoir d’assistance humanitaire. Mais aussi, en plaçant bien devant leurs responsabilités ceux qui attisent et provoquent les guerres, mais n’en assument pas les conséquences.
Un journal espagnol, La Voz de Almeria, écrivait ce mois-ci son incompréhension, devant la différence de traitement réservée aux réfugies syriens et réfugiés africains de Ceuta et Melilla – où près de 25000 Africains ont déjà péri en mer depuis l’an 2000, après le naufrage de leurs embarcations de fortune : « On dirait qu’il y a des migrants de première et de deuxième catégories, des migrants qui éveillent plus de compassion que d’autres.
Les Syriens reçoivent l’aide de milliers de personnes, la sympathie à leur égard se manifeste par des rassemblements, des manifestations, des collectes financières et alimentaires. Les portes des maisons européennes leur sont ouvertes. Tandis que d’autres, des femmes, des enfants, des bébés venus d’ailleurs doivent survivre avec beaucoup moins. Quelle est la différence ? Qui manipule qui ? Responsables et gouvernements doivent chercher des solutions.
La solidarité doit s’exercer à l’égard de tous ceux qui fuient et souffrent, à Ceuta et Melilla comme à la frontière hongroise. » Certes, tout n’est pas si dégradé, si déplorable, dans l’état du monde. Et l’ONU a bien raison de mettre en avant les succès qui ont jalonné le parcours. Notamment, le recul de la pauvreté, l’action des Casques bleus, la médiation dans la résolution pacifique des conflits, les vaccinations massives d’enfants, les distributions d’aide alimentaire, l’accueil des réfugiés, les avancées dans la démocratie et l’égalité des sexes, les droits de l’homme et l’Etat de droit.
Personne n’aurait le mauvais goût de nier ces progrès. Ils ont contribué à améliorer la vie quotidienne de millions de personnes. Mais ils ne dissipent pourtant pas le sentiment général que le présent est fortement miné, et l’avenir incertain. Ce sentiment est largement nourri par l’incapacité des Etats à donner une réponse concertée et efficace au péril islamiste, avec son lot de guerres et d’atrocités. De fait, si en 1945 la famine et la pauvreté semblaient constituer les plus grandes menaces, en 2015, c’est bien la paix mondiale qui paraît en sursis. Tant les guerres dictent leur loi.
La question essentielle est de savoir alors si l’ONU a la capacité d’organiser une grande coalition mondiale contre l’insécurité et l’avènement des forces barbares ? La réponse coule de source : oui, si elle est plus forte. Plus forte, comment ? Eh bien, c’est une tout autre histoire… En attendant, 70 ans après la création de l’ONU, le monde reste gouverné par la peur, ou plutôt par diverses peurs. Les pays africains et émergents craignent l’iniquité des échanges économiques, et le retour de l’impérialisme, y compris celui des idées et des valeurs.
Les pays avancés et occidentaux redoutent l’hégémonie chinoise, la renaissance de l’empire soviétique, de même que la montée en puissance des nouveaux pays riches, dont les nombreuses exigences semblent dessiner, déjà, un nouvel ordre mondial. En vérité, le monde a plus que jamais besoin de l’ONU, d’une ONU puissante et libre, pour le libérer de ces peurs, et le préserver des confrontations présentes et à venir. Pour donner une chance au dialogue, à la paix, et à la solidarité