Opinions of Thursday, 19 July 2018

Auteur: Julie Owono

Quand les réseaux sociaux ravivent les conflits ethniques

Les réseaux sociaux servent de canaux de propagande aux Camerounais Les réseaux sociaux servent de canaux de propagande aux Camerounais

Quiconque a parcouru les fils de discussion en ligne consacrés au conflit qui traverse actuellement le Cameroun a remarqué la polarisation rampante des opinions, alimentée par des idéologues locaux ou de la diaspora. Elle oppose d’un côté ceux qui véhiculent l’idée que certains Camerounais de l’Ouest, en particulier les anglophones, seraient des sous-hommes antipatriotes, et de l’autre, ceux qui accusent les Bétis et les Bulus, ethnies du sud du Cameroun, de commettre un génocide.

La propagande nauséabonde des deux camps s’appuie sur des publications, illustrées par des vidéos ou des photos d’une violence inouïe, mais à la virilité assurée sur les réseaux sociaux. La volonté des auteurs de ces posts d’inciter à la haine de l’autre, en usant notamment de raccourcis et d’informations délibérément trompeuses, est manifeste.

Par exemple, lorsqu’un écrivain – dont la libération de Kondengui, la prison centrale de Yaoundé, avait été obtenue en décembre 2017 par des ONG internationales, parmi lesquelles Internet sans frontières – partage une vidéo montrant des militaires camerounais exécutant femmes et enfants, et titre « Les Bulus exécutent sommairement des enfants et des femmes » ; ou lorsque, dans une émission diffusée à la télévision nationale, un ministre camerounais illustre le cannibalisme des « terroristes anglophones » en se basant sur une vidéo extraite d’un film d’horreur nigérian. Les exemples en la matière sont malheureusement devenus légion.

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Et pourtant, voilà des mois que l’organisation Internet sans frontières observe, traque les contenus incitant à la violence et à la haine contre des groupes ethniques présents au Cameroun. Mais les diffuseurs de ces publications sont toujours bel et bien leurs comptes actifs. L’impact sur la situation politique volatile du pays ne peut être ignoré: l’incompréhension grandit entre habitants des régions anglophones et francophones; les cerveaux sont exposés à des images d’une violence jamais observée; les vieilles querelles tribales que l’on pensait enfouies refont surface. Nous sommes bien loin du temps où Facebook et Twitter aidaient aux révolutions arabes et connectaient les individus entre eux.

Graves défaillances

La difficulté de régler ce problème est inversement proportionnelle à la facilité avec laquelle il est possible d’en dresser le constat. La protection de la liberté d’expression ne peut faire l’économie d’un débat sur ses limites: l’appel au meurtre, à la violence contre des groupes identifiés, et le respect de la dignité de la personne humaine, qui permet par exemple d’interdire que circulent en ligne des vidéos ou des images de corps de victimes, doivent guider les systèmes de modération des plateformes de contenus.

Si celles-ci ne peuvent investir en Afrique, comme elles l’ont fait en Europe ou en Amérique du Nord, pour lutter contre la dissémination de ces contenus, des organisations comme Internet sans frontières auront plus de difficultés à dénoncer les censures aussi radicales que les coupures d’accès à Internet, qui les affectent directement. Les réseaux sociaux ont des règles d’utilisation de leur plateforme.

À Internet sans frontières, nous militons pour que celles-ci s’appliquent de la même manière partout où ces plateformes opèrent. Facebook, qui compte plus de 2 millions d’utilisateurs camerounais, soit la moitié de la population connectée, dit supprimer les discours de haine. Le réseau social les définit comme une attaque directe contre des « caractéristiques protégées », comme la race, le genre ou l’orientation sexuelle. Mais il rencontre vraisemblablement des difficultés à traquer et à supprimer les contenus problématiques publiés sur le Cameroun. Les raisons de ces graves défaillances sont multiples.

D’abord, les utilisateurs voient leur fil d’actualité personnalisé par des algorithmes, en fonction de ce que la plateforme sait d’eux. Se construit alors une bulle de filtres, concept théorisé par le militant spécialiste d’internet Eli Pariser, qui enfermerait l’utilisateur dans un monde numérique correspondant à ses opinions et à ses intérêts, du moins lorsqu’il surfe sur le réseau social. Ou plutôt, dans le cas du Cameroun, lorsqu’il surfe sur internet, puisque, selon une étude que nous avons menée en 2015, les internautes de ce pays passent l’essentiel de leur temps de connexion sur Facebook et WhatsApp.

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En outre, il est nécessaire de comprendre le contexte local pour saisir les subtilités de certaines publications et déceler ce qui pourrait violer les règles d’utilisation de la plateforme.

Or, à ce jour, bien que nous ayons posé la question à plusieurs reprises, nous ne savons toujours pas combien d’individus travaillent sur le cas du Cameroun au sein des équipes de modération de Facebook. Éviter une catastrophe L’idée que des publications en ligne peuvent avoir un impact sur des conflits politiques existants, voire les amplifier, n’est pas nouvelle. Selon l’ONU, la haine propagée en ligne, notamment via Facebook, a eu des conséquences considérables en 2017 dans ce que l’on nomme aujourd’hui le génocide des Rohingyas en Birmanie.

En cause, les prêches publiés sur le compte Facebook du moine bouddhiste extrémiste Ashin Wirathu, considéré comme l’un des artisans de la montée de l’islamophobie en Birmanie. Son compte n’a été supprimé qu’en février 2018, alors que les dégâts qu’il avait causés étaient déjà considérables.

Au Soudan du Sud, l’ONG Peace Tech Lab, qui travaille à réduire les conflits violents grâce à la technologie, a montré dans une étude parue en 2017 que les appels à la violence diffusés en ligne ont massivement contribué à l’enlisement du confit. Il est encore temps d’éviter une telle catastrophe au Cameroun.