Dans cet ouvrage collectif, des spécialistes en politique monétaire démontrent comment les économies des pays de la zone souffrent d'une monnaie trop forte déconnectée des réalités économiques.
Découvrez les bonnes feuilles de l'ouvrage collectif Sortir l'Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ? codirigé par Kako Nubukpo, économiste, directeur de la Francophonie économique et numérique au sein de l'Organisation internationale de la francophonie, ancien ministre du Togo, Bruno Tinel, maître de conférences à l'université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d'économie de la sorbonne, Martial Ze Belinga, économiste et sociologue, Demba Moussa Dembélé, économiste, président d'Arcade (Dakar-Sénégal) avec le soutien de la fondation Gabriel-Péri, spécialiste des questions de développement économique et social. Le propos est de dire qu'en l'état actuel le franc CFA ne peut servir le développement économique. L'ouvrage a pour objectif d'ouvrir le débat en Afrique et en Europe, de discuter des changements à opérer au niveau institutionnel et politique pour répondre aux intérêts des quinze pays de la zone dont onze se situent dans la catégorie des « pays moins avancés » par les Nations unies.
EXTRAITS : les articulations du débat, par Ndongo Samba Sylla
P. 161 : « Le FCFA est une monnaie pour le pire, car la majorité des pays qui l'ont en partage a eu durant ces cinquante dernières années des performances économiques faibles et en dessous de la moyenne africaine. Deuxièmement, le FCFA est une monnaie coloniale dont la finalité principale a toujours été de faciliter l'extraction de surplus économique de l'Afrique vers l'étranger, ce qui explique l'ampleur extraordinaire des transferts de profits et des flux financiers illicites qui continuent de saigner la zone franc.Troisièmement, le FCFA est une monnaie dysfonctionnelle dont la combinaison avec les autres outils de politique économique donne la recette d'un cocktail économique mortifère. Enfin, si le FCFA a pu perdurer malgré son échec manifeste à susciter le développement, c'est parce qu'il est aussi le nom d'un système structuré de répression politique [...] De manière générale, les pays de la zone franc ont rarement été capables d'obtenir, sur toute une décennie, un taux de croissance moyen du PIB réel par tête supérieur ou égal à 1 % (vingt-trois décennies sur un total de soixante-cinq décennies observables, soit 35 %). Il n'est ainsi pas surprenant de constater que l'appartenance à la zone franc rime avec croissance économique moyenne faible. »
P. 167-168 : « Dans ce contexte (colonial), quand il est dit que telle colonie exporte tel et tel produit vers la France, c'est en réalité la France qui les exporte vers la France. Enfin, les entreprises françaises peuvent transférer leurs profits de manière illimitée vers la métropole. L'intégration monétaire intervient dans ce contexte pour réduire les coûts de transaction, maintenir la valeur (faible inflation et monnaie forte) et faciliter l'extraction du surplus économique vers la métropole. [...] À l'évidence, ce système colonial ne peut permettre la diversification du tissu productif, l'intégration commerciale au niveau communautaire, le développement d'une épargne domestique consistante et l'éclosion d'un secteur privé national. Pourtant, il a été laissé intact des indépendances jusqu'à aujourd'hui. Les relations économiques « françafricaines » sont depuis lors demeurées en l'état. Ce qui a changé entre-temps, c'est surtout l'environnement économique mondial qui est devenu plus concurrentiel et multipolaire. »
Le fonctionnement et le rôle des comptes d'opérations entre la France et les pays africains, par Bruno Tinel
P. 101 : « Est-il vraiment justifié de continuer à affirmer que la « stabilité monétaire », telle qu'elle est conçue et pratiquée dans les deux zones CFA, est une condition et non un obstacle à un développement endogène digne de ce nom ? » [...] « Trop souvent, la notion de « stabilité monétaire » sert à entraver le débat : qui serait assez idiot pour se faire l'avocat de l'instabilité et du chaos monétaire ? Pourtant, la notion de « stabilité monétaire » ne va pas de soi, elle n'a de sens qu'en relation avec une dynamique macroéconomique d'ensemble. Dans les zones CFA, cette notion donne trop souvent l'impression de servir à apporter de la respectabilité à une politique monétaire en réalité trop restrictive et servant principalement les intérêts bien compris des groupes européens – en particulier français – intervenant dans les pays membres de ces zones monétaires et de leurs élites rentières. »
Dans les coulisses des comptes d'opérations logés au Trésor français
P. 106. : « En quoi consistent les comptes d'opérations ? Les banques centrales des zones CFA n'assument pas elles-mêmes la fixité de leur monnaie avec l'euro, c'est le Trésor français, c'est-à-dire le budget de l'État (et non pas la Banque de France), qui en a la charge. [...] En contrepartie de cette convertibilité, les réserves de change sont centralisées, à deux niveaux : les États des deux zones UEMOA et Cemac centralisent leurs réserves de change auprès de leurs banques centrales, lesquelles sont tenues d'en déposer 50 % auprès du Trésor français, sur un compte d'opérations ouvert au nom de chacune d'elles. [...] Le système du CFA impose aux banques centrales africaines de la zone de couvrir 20 % de leurs engagements à vue par des devises (dont au moins la moitié sont déposées sur les comptes d'opérations auprès du Trésor français), néanmoins, Kako Nubukpo souligne, dès 2007, qu'en pratique le taux de couverture des émissions avoisine les 100 % depuis des années. » Marges de manœuvre considérables pour favoriser le financement de l'économie. « Dans le cadre même du CFA, il serait possible de mener une politique monétaire plus accommodante et donc plus à l'écoute des besoins de financement des économies concernées. Ce qui ne serait pas superflu dans la mesure où ces pays font partie des plus pauvres de la planète. L'excès de réserves montre que les autorités monétaires et financières disposent de marges de manœuvre considérables pour favoriser le financement de l'économie : structurer l'offre, susciter la demande et favoriser ainsi les activités productives. »
Que faire des marges disponibles ?
P. 144 : « Pourquoi diable les marges de manœuvre disponibles ne sont-elles pas utilisées ? Pourquoi ses gestionnaires se montrent-ils plus royalistes que le roi en maintenant coûte que coûte un taux de couverture quatre ou cinq fois plus important que le seuil plancher qu'exigent les traités ? »
À qui profite le CFA ? par Ndongo Samba Sylla
P. 177 : « Au-delà de la classique guerre entre les chefs, ces tentatives de coup d'État ont répondu au moins à une double logique. Elles ont été des révélateurs de la détresse socio-économique des populations. En effet, elles ont souvent eu lieu dans des contextes d'émeutes populaires en réaction à l'incurie et à l'hubris des élites au pouvoir. Elles ont également obéi à une logique impérialiste : renverser les chefs d'État indociles au profit de successeurs plus favorables aux intérêts néocoloniaux [...] Pour maintenir l'ordre économique du système FCFA, les « présidents uniques » ont été l'outil privilégié, surtout dans les pays riches en ressources naturelles. Ce modèle de contrôle néocolonial repose sur la longévité au pouvoir de la tête de l'exécutif. Il a comporté jusque-là deux modalités : la présidence à vie et la dynastie. »
P. 231 : « Le fruit est mûr, il faut le cueillir. Le franc CFA, en tant que survivance coloniale, est, parmi d'autres éléments, l'un des instruments de maintien en place de régimes « hors-sol », comme suspendus à l'ancienne métropole au-dessus de leurs propres peuples. Il permet aux élites fortunées de bénéficier d'un accès privilégié au marché mondial par une monnaie « aussi bonne » que l'euro. Sans le CFA, l'importation des marchandises dont les classes dirigeantes des PAZF [pays africains de la zone franc] ont besoin pour leur propre consommation et pour se maintenir en position dominante seraient hors de prix. Les élites de ces pays peuvent également valoriser leur fortune en euros très facilement et sans risque de change. Cette monnaie postcoloniale contribue ainsi à entretenir des écarts abyssaux de fortune et de puissance entre les gens ordinaires et les classes dirigeantes. »
Des intérêts bien compris des groupes européens, par Bruno Tinel
P. 105 : « Une politique monétaire, orientée par les intérêts internes en matière de développement, n'est pas possible en zones CFA comme elle fonctionne actuellement. Pourtant, couplée à des politiques industrielles volontaristes, une telle stratégie est très favorable à l'activité, au développement et à l'intégration des secteurs industriels domestiques les uns aux autres. Certes, il en résulterait très probablement un taux d'inflation moins bas que les 2,5 % invariablement constatés en zones CFA, mais est-ce si grave ? Si l'inflation s'anime un peu, après tout, c'est bon signe : cela signifie que la demande est vigoureuse et, par ailleurs, cela rend les finances publiques plus facilement soutenables, car les recettes fiscales sont alors plus dynamiques et la valeur réelle des dettes s'allège un peu. Laisser l'inflation atteindre 4 %, 6 %, voire 8 % en moyenne devrait être sérieusement envisagé, l'instabilité globale ne serait pas nécessairement plus grande et cela inciterait à investir plutôt qu'à thésauriser. »
Remise en cause de la fixité de la parité du CFA avec l'euro
P. 121 : « Dans le système actuel, l'équilibre externe prime sur l'équilibre interne, et tout l'enjeu est de faire évoluer cette hiérarchie de manière à ce que les objectifs internes soient davantage pris en compte sans que l'instabilité monétaire ne s'installe et détruise les acquis. Cela passera sans doute un jour ou l'autre par une remise en cause de la fixité de la parité du CFA avec l'euro. Cette question est inextricablement à la fois économique et politique car elle implique également celle de la souveraineté et, donc, de la rupture plus que symbolique vis-à-vis de l'ancienne métropole. »
Le franc CFA et la croissance économique des économies de la zone, par Kako Nubukpo
P. 123-124 : « Quatre dimensions, parmi d'autres, permettent de cerner les contours du franc CFA, considéré comme outil de développement et de l'émergence économiques ou, au contraire, instrument d'inertie des économies africaines de la zone franc. [...] Dans la mesure où les économies de l'UEMOA maintiennent une insertion primaire au sein du commerce international, elles sont plus substituables que complémentaires les unes vis-à-vis des autres. [...] L'extraversion réelle des économies de l'UEMOA rend quasiment sans intérêt le fait de partager la même monnaie, en l'occurrence le franc CFA. [...] En tout état de cause, la question de la transformation structurelle des économies africaines est au cœur de ce constat, dans la mesure où seules les remontées dans les chaînes de valeur permettront aux économies de la zone franc d'échanger des biens et services suffisamment diversifiés pour engendrer un accroissement de la part des échanges intracommunautaires » [...] « Les économies de l'UEMOA souffrent d'un problème de compétitivité-prix à l'export, du fait de l'arrimage du franc CFA à l'euro, monnaie forte s'il en est. Or, une monnaie forte agit comme une taxe sur les exportations et une subvention sur les importations, rendant difficile l'obtention de l'équilibre de la balance commerciale. [...] Les économies de la zone franc se caractérisent par un rationnement du crédit, dont les causes renvoient autant à l'agenda caché des deux principales banques centrales de la zone (la BCEAO pour l'espace UEMOA et la BEAC pour l'espace Cemac) qu'à l'extrême frilosité du système bancaire de la zone. »
La structure fortement oligopolistique du secteur bancaire
« Pour ce qui concerne le second point, celui de la frilosité du système bancaire, il n'est, au final, que le corollaire du premier, à savoir la manifestation d'une répression financière qui alimente la répression monétaire. En effet, une caractéristique majeure du système financier de la zone franc est la structure fortement oligopolistique du secteur bancaire, constituant un facteur de rigidité des taux d'intérêt débiteurs des banques. Les banques de l'UEMOA n'ont pas réellement besoin de la BCEAO pour se refinancer dans la mesure où non seulement elles sont surliquides, mais encore adoptent un comportement d'entente tacite ou avéré, avec comme objectif la maximisation du profit à court terme. »
Perspectives de sortie du franc CFA et propositions d'alternatives
P. 132-133 : « Les deux principales banques centrales de la zone franc (BCEAO et BEAC) devraient privilégier : le renforcement de la coordination entre la politique monétaire et les politiques budgétaires nationales (le « policy mix ») pour une croissance économique forte et durable des économies de la zone franc une maîtrise et une efficacité accrues des canaux de transmission de la politique monétaire un régime de change du franc CFA plus flexible. »
P. 237-238 : « Le futur ex-CFA pourrait se fondre en partie dans le projet de monnaie unique de la Cedeao sous le leadership du Nigeria. Il resterait alors à imaginer ce que deviendrait la zone Cemac. Il serait également possible d'imaginer une zone post-CFA incluant l'UEMOA et la Cemac, ce qui limiterait l'emprise nigériane sur ses voisins, plus petits et moins puissants. »
* Sortir l'Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ? (La Dispute, octobre 2016).