Quelque chose de grand s’est assurément produit ce samedi soir à Ryad en Arabie saoudite, au cours et au terme du combat de boxe hyper médiatisé entre le Camerounais Francis Ngannou, nouveau venu dans l’univers de la boxe anglaise, et son adversaire anglais Tyson Fury, champion du monde des poids lourds et maître de la discipline. Le maître a été proprement malmené tout au long des 10 rounds, puis finalement donné vainqueur aux points par trois juges sur deux. Résultat très modérément apprécié par une bonne partie des dizaines de millions de spectateurs et de téléspectateurs qui ont regardé l’opposition de samedi.
Depuis la nuit de samedi, c’est même carrément le tollé général devant ce score plus que discutable. Bien au-delà des Camerounais dont on peut comprendre le légitime sentiment patriotique, de nombreuses célébrités du monde de la boxe et du sport en général ont exprimé leur étonnement et leur désapprobation face à ce qu’ils considèrent clairement comme une victoire volée. L’image du roi Fury au tapis a fait le tour du monde. Y avait-il meilleure illustration ?
Et que dit le concerné lui-même ? Francis Ngannou, avec toute la classe qu’on ne lui soupçonnait pas forcément, a su ravaler sa déception légitime pour se ressaisir rapidement et offrir au monde entier qui le regardait, un vrai visage de seigneur. Reconnaissant qu’il n’avait pas tout donné, qu’il avait encore des choses à apprendre dans cet univers nouveau pour lui, le Camerounais a superbement ignoré l’injustice flagrante qui venait de le priver d’une victoire ô combien prestigieuse. Avec une humilité et une lucidité admirables, il a promis de revenir plus fort. Par ces mots pleins de sagesse, Ngannou donne une leçon magistrale à ceux qui avaient déjà leur résultat tout fait avant même le combat et qui ont peut-être pensé que ce serait une catastrophe de voir le roi des poids lourds tomber de son piédestal, renversé par un novice de 37 ans. La vérité du ring est pourtant têtue. Le roi n’a pas été magistral samedi. Bien au contraire, il a plusieurs fois vacillé, pour être sauvé au final par une décision arbitrale.
Mais l’élégance avec laquelle Francis Ngannou accepte cette « défaite » est une source d’inspiration vivifiante. Pour la jeunesse de son pays le Cameroun, pour la jeunesse africaine en général et pour tous ceux-là qui, sur la scène mondiale, sont frustrés de la sorte, parce que les plus forts ne leur réservent rien d’autre qu’une place de figurants.
Avant l’irruption sur la scène de ce self-made man parti de son Batié natal et devenu champion du monde de Mixted Martial Arts (MMA) par la force de sa volonté et de sa détermination, d’autres Camerounais héroïques avaient déjà tracé la voie. Il y a une trentaine d’années à la Coupe du monde de football en Italie, une bande de jeunes Africains bouleversaient le destin de l’une des plus prestigieuses compétitions sportives mondiale.
A l’époque déjà, Diego Maradona, meilleur joueur du monde et leader d’une Argentine championne du monde en titre, fanfaronnait peu avant le début du match à la manière de Tyson Fury pendant les jours qui ont précédé le combat. 90 minutes plus tard, il était bien obligé de reconnaître, comme le boxeur anglais, que son statut n’avait ni intimidé son adversaire, si entamé son esprit de gagne. La vérité s’était jouée sur le terrain, comme samedi encore sur le ring. Le Cameroun devenait le premier pays africain à atteindre les quarts de la finale, forçant le respect et la crainte de ceux qui le méprisaient ou le raillaient quelque temps plus tôt.
A force d’être ainsi sous-estimés, les Africains ont appris non plus à refréner leurs ardeurs, mais à trouver dans ce manque de considération, l’énergie débordante pour s’affirmer et surprendre le monde. En football, il y a eu le Cameroun, le Ghana, puis le Sénégal et récemment le Maroc, parvenu en demi-finale de la Coupe du monde. Le vent de révolte que nous montrent ainsi les stades de football et les arènes sportives en général, c’est le symbole même de ce pourquoi les Africains sont appelés à se battre pour trouver leur place dans le monde actuel. Un monde où les plus puissants continuent de penser qu’ils sont les plus intelligents, qu’ils peuvent de ce fait tout régenter, imposer leur point de vue et leur loi aux autres, réduits à être de simples spectateurs. Ces performances remarquables sont donc l’expression de la contestation de cet ordre établi, avec les arguments les plus convaincants qui soient.
N’oublions pas que c’était bien le tout premier combat en boxe professionnelle de Francis Ngannou. Et le fait d’avoir pu tenir tête de si belle manière à ce lui qui est présenté comme le plus fort, est en tous points révélateur. Envoyer le patron des poids lourds de boxe au tapis, sans la moindre expérience, c’est géant. Qu’en sera-t-il quand il aura emmagasiné de l’expérience ?
Pour tout cela, n’ayons pas peur de célébrer notre héros. N’ayons pas honte d’être taxés de mauvais perdants, quand en face, on n’a aucune honte à être mauvais gagnant. Il en faudra, des Francis Ngannou pour que le monde du sport fonctionne différemment. Il en faudra des Ngannou pour que le monde tout court soit différent. Pour que les hommes soient appréciés et jugés sur leur valeur intrinsèque, et non plus par leur origine ou la couleur de leur peau. Nous aurons encore besoin de héros de cet acabit pour continuer de donner corps au rêve de Martin Luther King. Des hommes et femmes modèles dont l’aura brise les barrières et rassemble, par-delà toutes les différences. La preuve, c’est bien cet élan de soutien qui a accompagné le vaillant combattant tout au long de cette aventure. Le voir entouré de sommités comme Mike Tyson son coach de circonstance ou Cristiano Ronaldo est un signe fort. Le drapeau vert-rouge-jaune et l’hymne national « O Cameroun berceau de nos ancêtres » a retenti à travers la planète ce samedi soir. C’est qu’un Lion, un vrai, était de sortie.
Quelle magnifique exposition pour le pays des Roger Milla, François Mbango et Samuel Eto’o ! Quelle magnifique union derrière la cause nationale ! Le Cameroun tout entier, 25 millions de paires d’yeux ont veillé ce samedi soir pour être témoins de l’exploit d’un fils du pays. Ils n’ont pas été déçus. Même si à la fin, c’est encore Fury qui l’emporte, Ngannou a-t-il perdu ? Trois fois non ! L’homme qui « tapait les gens pour vivre » n’a pas dit son dernier mot. Et Fury, ou n’importe quel autre, n’a qu’à bien se tenir. Ce n’est que partie remise.