C’est une affaire qui rebondira le 24 mai prochain devant la cour d’appel de Paris. Elle oppose la Société nationale des hydrocarbures (SNH) aux fondateurs d’International Business Corporation (IBC), une entreprise de distribution d’aciers industriels. « Dès le jour de l’entrée de la SNH au capital de cette entreprise que j’ai bâtie de mes mains, son intention était de m’en déposséder », se plaint l’homme d’affaires Léopold Ekwa Ngalle, poursuivi pour détournement de fonds publics et exilé aux États-Unis.
Limogé et remplacé en avril 2014 par un cadre de la SNH à la suite d’une augmentation de capital, il fut expulsé manu militari de ses bureaux. Répudiée par les banques, plombées par les pertes, IBC a finalement été placée en liquidation, le 23 août 2017, et l’épisode en dit long sur les méthodes et la puissance du bras financier du régime camerounais.
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Qu’est allé chercher dans la métallurgie cet établissement public chargé de gérer les intérêts de l’État dans le secteur pétrolier? Le fait qu’il soit difficile de répondre à cette question dit toute l’opacité qui entoure les activités de l’entreprise.
D’ailleurs, les questions adressées à la SNH demeurent généralement sans réponse. « Je ne rends compte qu’au président de la République », rétorqua un jour Jean Assoumou Mvé, l’ancien patron de la société, à un journaliste qu’il trouvait trop curieux. C’était à la fin des années 1980, mais rien n’a vraiment changé depuis. De ce culte de la discrétion, Adolphe Moudikia, lui aussi fait un précepte.
L’art de se mouvoir sous les radars Directeur général de la SNH depuis 1993, Moudiki en laisse encore moins paraître que son devancier. Il n’accorde pas d’interview. Retranchée à l’abri des regards dans un immeuble éloigné du centre-ville, la structure feutrée de l’entreprise échappe au contrôle du Parlement, alors que son importance est vitale pour les finances publiques.
Lorsque la SNH déclare sur son site internet avoir transféré au Trésor public près de 4528 milliards de FCFA entre 2008 et 2017, nul ne sait sur la base de quelle équation. Même les partenaires multilatéraux ne sont pas parvenus à dissiper l’épais brouillard qui entoure ses activités.
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Depuis les années 1990, le FMI exhorte l’État à «arrêter de recourir à la SNH comme mécanisme hors budget de dépenses par avance ». Dans son plan triennal 2017- 2020, signé le 26 juin dernier, il a obtenu du Cameroun qu’il s’engage à limiter ce recours. A-t-il obtempéré? Rien n’est moins sûr.
Sous la houlette de ce patron remarquable pour sa discrétion obsessionnelle, la SNH a appris à se mouvoir sous les radars. Âgé de 79 ans, luttant contre la maladie, Moudikia confié à plusieurs personnes son souhait de prendre sa retraite.
Mais, dans le système Biya, la retraite est laissée à l’appréciation discrétionnaire du chef, le quel montre peu d’empressement à laisser partir ce collaborateur fidèle qui lui a consacré quarante ans de sa vie. Sitôt nommé Premier ministre, en 1975, Paul Biya appelle le jeune magistrat frais émoulu de l’École nationale d’administration et de magistrature (Enam) à son cabinet comme conseiller technique avant de le promouvoir secrétaire général.
En 1982, Biya succède à Ahidjo et déménage avec son protégé à Etoudi. En 1988, Moudiki hérite du poste stratégique de directeur du cabinet civil de la présidence. Après un passage à la tête de la Régie nationale des chemins de fer, il passe ministre de la Justice avant que les clés de la SNH lui soient confiées, à la mort d’Assoumou Mvé. Moudiki a le profil. D’un naturel réservé, il sort peu. Issu de la bourgeoisie administrative de Yaoundé, il n’en méprise pas moins cette classe peuplée de parvenus.
Il abhorre effusions et familiarités. Comble de condescendance chez les Bantous, il peut lui arriver d’éconduire un membre de sa famille assez effronté pour passer le voir sans rendez-vous. Cela n’a pas arrangé son impopularité dans son fief natal de Bonamouti, un quartier du nord-est de Douala. Mais «Monsieur Pétrole» s’en soucie comme d’une guigne: il ne fait pas de politique et laisse prospérer les rumeurs, à l’instar de celle, extravagante , qui prête à ce Franco-Camerounais souvent aperçu au bureau de vote de l’ambassade de France à Yaoundé lors des élections présidentielles françaises la volonté de se faire inhumer dans l’Hérault, près de Montpellier.
Parfois, la solitude lui pèse, confie Léopold Ekwa Ngalle, l’associé devenu ami avant que survienne le litige IBC: «Quand il est en confiance, il apprécie la dispute intellectuelle et peut même s’épancher. » En revanche, il a le chic pour se brouiller avec ses amis, tel Samuel Kondo, l’ex-président du Syndicat des industriels du Cameroun (Syndustricam), avec qui il est en froid.
Coup fatal
Il n’est pas aisé pour Biya de trouver un nouveau grand argentier du pétrole, assez fort mentalement pour ne pas céder à la puissance du vil métal. Assoumou Mvé s’était fait bâtir une somptueuse résidence dotée d’une robinetterie dorée (sa famille l’a transformée en auberge, faute de pouvoir l’entretenir), mais Moudiki n’aime pas le luxe tapageur. Quand il séjourne à Paris, il évite soigneusement les palaces, leur préférant des appartements loués dans les beaux quartiers.
Le dimanche, cet amateur de plats raffinés déjeune volontiers à l’Auberge Dab, joux tant la porte Maillot. Il y a encore quelques années, selon une tradition établie, l’austère de la SNH et son épouse, Nathalie, invitaient à dîner, tous les 31 décembre, au restaurant ‘Le Safoutier du Hilton’ Yaoundé, un couple de leurs très rares amis, les époux Casalegno. Jacqueline, née Chanas, installée au Cameroun depuis 1953, était la gérante de Chanas & Privat, un agent général d’assurances devenu en1999 fait inédit!
Une compagnie d’assurances à part entière. Boostée par de très gros contrats, dont celui de la SNH et de ses filiales encouragées à faire de même, la compagnie s’était hissée en tête des abranches au niveau national. La success-story dura jusqu’à l’irruption de dizaines de salariés ou cadres de la SNH à son capital, à hauteur de 20 %. S’ensuivit une brouille entre Moudiki et Casalegno, et une impitoyable guerre d’usure.
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Portant le coup fatal, le patron de la SNH refusa de renouveler sa juteuse police d’assurance. Ce fut l’asphyxie. Jacqueline Casalegno démissionna en novembre 2014. Ce n’était fini des dîners les soirs de réveillon.
Paul Biya veut le garder, mais le départ de ce personnage singulier ne fera pas beaucoup de malheureux, à part peut-être parmi ceux dont il a parfois indirectement permis la nomination à la tête des grandes entreprises que contrôle la SNH.
Léopold Ekwa Ngalle décrit « une stratégie de prise de participation dans des entreprises du secteur productif mise en œuvre par ses principaux collaborateurs »: « Entrer dans le capital leur permet de préempter un conseil d’administration par-ci, une direction générale par-là. ». Ainsi d’Antoine Bikoro Alo’o.
Conseiller technique broyant du noir après vingt ans de SNH, il est imposé en 2008 à la tête des Chantiers navals et industriels du Cameroun (CNIC). Il en sera débarqué deux ans plus tard – à la suite d’un mouvement de grève des salariés pour rebondir en avril 2014 comme directeur général d’IBC, dont Bernard Bayiha, un autre conseiller technique rongeant son frein dans l’ombre de Moudiki , présidera le conseil d’administration. Entreprise naguère florissante, le CNIC a licencié 270 salariés en janvier dernier.
Il lit tout, annote et corrige Moudiki est peu apprécié des patrons du privé, non seulement parce que ses interventions ont mis des entreprises en difficulté, mais aussi parce que sous son « règne » pas un opérateur camerounais n’a émergé dans l’exploration-exploitation. Première fortune du pays, Baba Ahmadou Danpullo est à la tête d’un empire estimé à plus de 940 millions de dollars. Il détient des actifs dans le brut en Angola, mais est prié de refréner ses ardeurs dans son propre pays. Alors qu’au Nigeria les milliardaires du pétrole se bousculent au classement des grandes fortunes, les acteurs privés camerounais demeurent exclus de l’amont pétrolier.
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« L’aventure pétrolière camerounaise ronronne. Ahidjo l’avait soustraite aux regards, Biya l’a endormie avec Moudiki, soupire un trader parisien. Quand on Lui écrit, il ne répond pas!» Pourtant, assurent d’anciens collaborateurs, il lit tout, annote et corrige…Caissier des «dépenses de souveraineté », qui revêtent souvent un caractère d’urgence, ce juriste précautionneux aime prendre son temps. Formé à la méthode Biya, il n’agit jamais sous la pression de l’immédiateté.
« Certains secrétaires généraux de la présidence ses ont fait rembarrer lorsqu’ils lui ont téléphoné à son domicile pour régler une affaire pressante. Le maître de céans leur a fait répondre qu’il était à table, donc indisponible », raconte un de ses proches.
Au plus fort de l’affaire IBC, le 30 mai 2014, un comité interministériel fut convoqué par les services du Premier ministre. Mais, à l’heure dite, point de Moudiki, pourtant d’une ponctualité de montre suisse.
Ses collaborateurs étaient, eux aussi, absents. Ils ne sont pas venus à la réunion, pourtant présidée par le chef du gouvernement, Philémon Yang, en présence d’au moins quatre ministres et d’un représentant de la présidence de la République. Le message avait le mérite d’être clair: à Yaoundé, rares sont ceux qui peuvent convoquer Moudiki.