L’homme du 6 novembre 1982 de toute évidence tient un pan de sa longévité à la tête du Cameroun à coup sûr par sa capacité de détachement, de distance d’abord entre lui-même et le pouvoir qu’il exerce et surtout entre lui-même et ses collaborateurs. L’homme insaisissable.
De mémoire des observateurs de la scène politique, à quel moment a-t-on vu Paul Biya en pleine jouissance extravagante des lucres du pouvoir, englué dans les moments festifs qui déteignent sur les pans immaculés de ses attributs présidentiels ? Qui l’a déjà vu engagé et empêtré dans les noces mondaines du quotidien ?
Ce Paul Biya là, fils de catéchiste comme on le présente, séminariste par-dessus tout, tranche avec beaucoup de ses collaborateurs, et quelles que soient les récriminations qu’on nourrit à son encontre, force de ce point de vue le respect et l’admiration. Un Omar Bongo Ondimba de regrettée mémoire, aimait tant à danser avec les femmes du Parti démocratique gabonais (Pdg), qui lui sautaient au cou lors de ses bains de foule qu’il affectionnait plus que tout. Il aimait de ce fait le contact, rendait visite aux siens sans protocole dans les rues de Libreville ou de Franceville. Il en va de même du président Laurent Gbagbo du moment où il était aux affaires.
On l’a vu des fois en ces temps-là, être témoin de mariage, à Abidjan. De Paul Biya, on sait qu’il écoute la musique classique, du Mozart, et tout s’arrête là. On ne l’a jamais vu esquisser des pas de danse à quelconque fête, ni manifester publiquement ses affections ou ses émotions. La première fois où les Camerounais ont vu son épouse Chantal l’embrasser en public, sur la photo on sentait de sa part une sorte de raidissement comme s’il n’y était pas devant l’œil des caméras et les objectifs des appareils photos.
L’opinion en est aujourd’hui, pour preuve de ce détachement, à se demander qui est l’homme Biya après 40 ans sans discontinuer au sommet de l’Etat. On pourrait objecter ici le gigantesque cérémonial qui accompagne ses rares sorties officielles, notamment les jours solennels comme le 20 mai, le jour de la fête nationale. Précisément, c’est encore là un autre indice qui exprime la volonté de l’homme de mettre une distance conséquente entre lui et ses collaborateurs, ou entre l’homme Biya et la hauteur qu’il accorde à la fonction présidentielle qu’il assume. Il en fait tellement et si bien que certains se demandent de par ses postures et attitudes, ce qu’il a de partage avec la culture du peuple de la forêt dont il st issu.
Il est vrai que c’est ces derniers temps que les photos de ses anniversaires en famille tournent en boucle sur la toile, suscitant une vague d’interrogations car, cette façon de faire tranche avec les us et coutumes qu’il a toujours servis à ses compatriotes. C’est donc à dessin que certains observateurs se tuent à décoder le message que le « numéro un camerounais » adresse de ce fait. De même on constate qu’il a toujours voulu tenir sa famille à l’écart de l’exercice du pouvoir. Ce qui est loin d’être le cas dans les pays voisins où les fils de ses homologues tiennent des pans entiers du pouvoir s’ils ne les gèrent pas tout simplement.
Avant Omar Bongo, son fils Ali qui l’a remplacé sur le fauteuil présidentiel était le Vice-président du Pdg et ministre de la Défense ; le fils de ce dernier, Noureddin Bongo Valentin, après le prestigieux poste de coordinateur général des affaires présidentielles, est désormais Conseiller stratégique du président du parti, Ali Bongo Ondimba. En Guinée équatoriale, Teodoro Nguema Obiang Mangue, le fils de son père, est vice-président du Parti démocratique de Guinée équatoriale (Pdge) et Vice-président de la République.
Au Congo Brazzaville, Denis Christel Sassou Nguesso, un des fils du président congolais, est ministre de la Coopération internationale et de la promotion du partenariat public-privé au sein du gouvernement congolais. En contraste, il y a quelques années, l’admission de deux fils de Paul Biya à l’Ecole nationale d’administration et de magistrature (Enam) a fait grand bruit comme jamais auparavant cette année-là. Curieux ! Par ailleurs, on se souvient qu’après la frappe terroriste du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis par Ben Laden, la traque des biens mal acquis a fait des ravages dans les palais présidentiels en Afrique centrale, épargnant Paul Biya : une autre affirmation du détachement, même si on peut s’interroger sur les dérives inhérentes à ce détachement.
Distance avec ses collaborateurs
Quel est l’ami connu de Paul Biya au sein du sérail ? Quel est le collaborateur qui peut affirmer avec certitude qu’il le rencontre à sa guise ? Les bruits son propagés dans tout Yaoundé qu’il y a des ministres qui quittent le gouvernement sans l’avoir jamais rencontré. Il se susurre aussi que le Premier ministre Joseph Dion Ngute le rencontre chaque vendredi, donc une fois par semaine. Il y a tellement d’anecdotes sur sa manière de gérer le pouvoir que certains parlent volontiers du pouvoir chinois camerounais. Une affirmation de de l’imperméabilité d’un tel pouvoir. Il n’est pas si différent de la vision d’Omar Bongo qui déclarait à l’envie à qui voulait l’écouter qu’il faisait « d’un chien un ministre et d’un ministre un chien ». Combien sont-ils ceux de ses collaborateurs convaincus d’une certaine proximité avec lui et qui ne se sont pas retrouvés au gnouf pour légèreté dans la gestion de la chose publique ? Point besoin ici de citer les contemporains qui méditent sur leur sort ou sur qui est vraiment Paul Biya, à la case prison. Ce détachement du pouvoir qu’il exerce entretient chez certains l’illusion de faiblesse et fait naitre des passions et des vocations qui finissent toujours au cachot. Paul Biya veille sur son fauteuil, mais donne à tous l’impression de ne pas y être alors qu’il y est confortablement et durablement installé. « Président absent », « Président malgré lui », on aura entendu tant de dérives langagières naïves sur « l’homme lion » qui continue en dépit du temps qui passe et fait ses effets, de tenir son beau monde en respect. Et l’arme fatale, le bazooka politique qu’il use à volonté, semble de laisser son entourage s’engluer dans la confiture pour venir au temps opportun dire leur messe.
Le détachement et la distance, une qualité aussi rare que la Comète de Halley dans le biotope politique camerounais. Qu’ils sont rares, ceux qui sont passés au crible, comme on le fait avec le froment et qui sont restés indemnes. C’est aussi établi que la bataille de succession qui fait rage au sein du sérail, se jouera sur le fil, sur la capacité de se détacher des biens publics, sur la capacité de mener une vie exempte de collusions incestueuses avec les deniers publics. C’est une prérogative que même la nature s’emploiera en son temps, d’user de son gros tamis pour retenir ceux des prétentieux qui sont enflés de confiture au détriment du peuple en proie à la misère. Qu’ils sont beaux les pieds de ceux qui descendent de la montagne pour annoncer la bonne nouvelle ! Qu’ils sont aimés ceux qui ont fait vœux de servir le peuple et non de se servir. Or les hommes politiques, les serviteurs de l’Etat sont aujourd’hui les hommes les plus riches, faute de la capacité détachement, faute de se guérir de la kleptomanie ambiante.