Les heurts meurtriers qui ont éclaté en semaine dernière à Bamenda, dans l’ouest du Cameroun, risquent de raviver le sentiment sécessionniste de la minorité anglophone. Retour sur les enjeux d’une colère qui menace l’unité du pays.
Le Cameroun est de nouveau rattrapé par ses vieux démons. Les heurts meurtriers qui ont éclaté, jeudi 8 décembre, à Bamenda, dans l’ouest du pays, entre les forces de l’ordre et de jeunes manifestants anglophones sont venus raviver les querelles linguistiques et culturelles qui ont jalonné la vie politique camerounaise depuis l’indépendance du pays au début des années 1960.
"Ce sont de véritables scènes de guérilla qu’a connues Bamenda", rapporte Marcel Amoko, correspondant de France 24 au Cameroun. Des gens ont érigé des barricades et brûlé des pneus sur tous les axes routiers menant à l’hôtel où était logée la délégation du parti au pouvoir, qui projetait d’organiser un rassemblement dans la ville pour appeler à l’arrêt de la grève des enseignants et des avocats anglophones". Les affrontements ont fait "au moins deux morts", selon la télévision d'État CRTV, alors que le Social Democratic Front (SDF), parti anglophone d’opposition, parle de quatre morts.
Les événements de jeudi sont le point d’orgue des tensions qui agitent depuis plusieurs semaines les deux régions anglophones du Cameroun (Sud-Ouest et Nord-Ouest), où enseignants et avocats observent une grève pour réclamer une meilleure prise en compte de leur spécificité historique et linguistique.
Tandis que les appels au fédéralisme, voire à la sécession, se font de plus en plus pressants, le pouvoir central, longtemps resté sourd aux revendications anglophones, tente d’éteindre le feu séparatiste qui couve. Depuis début décembre, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) du président Paul Biya organise des rassemblements dans les fiefs de la minorité anglophone où, parallèlement, l’armée a été déployée. Alors que "l’étincelle anglophone", comme l’écrit l’hebdomadaire Jeune Afrique, menace d’enflammer le pays, France 24 revient sur les raisons de la colère anglophone.
• Pourquoi le Cameroun est-il bilingue ?
Le bilinguisme du Cameroun remonte au début du XXe siècle. Après la Première Guerre mondiale, le territoire, alors ancienne colonie allemande, est divisé en deux par la Société des nations (SDN, ancêtre de l'ONU) : une partie sous tutelle française et une autre, proche du Nigeria, sous mandat britannique.
En 1960, le Cameroun sous tutelle français accède à l'indépendance. Un an après, une partie des anglophones décident par référendum de rester dans le giron du Cameroun, mais insistent pour conserver les systèmes juridique et éducatif hérités du Royaume-Uni.
Le fédéralisme est alors instauré entre 1961, mais à la suite d’un référendum, le président Ahmadou Ahidjo, partisan d’un État jacobin, proclame la République unie en 1972. La Constitution établit toutefois que le français et l’anglais sont les deux langues officielles et sont, à ce titre, "d’égale valeur".
Que demandent les anglophones ?
Les anglophones, qui représentent environ 20 % des 22,5 millions de Camerounais, dénoncent la remise en cause progressive du bilinguisme, pourtant garanti par la Constitution. Pour nombre d’entre eux, l’hégémonie du français tend à accélérer leur "marginalisation" au sein de la société.
Ce sont les avocats qui ont sonné la charge les premiers. Le 11 octobre, ces derniers ont lancé un mouvement de grève afin d’exiger l'application de la "Common Law", le système juridique anglo-saxon basé sur la jurisprudence, et non seulement du droit romain, ou des codes napoléoniens écrits. Autre demande : que les textes de loi votés à l’Assemblée nationale soient traduits en anglais, ce qui n’est pas systématiquement le cas. Idem pour la réglementation de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique Centrale (Cemac) qui n’existe qu’en version française.
Dans la foulée, les enseignants anglophones ont eux aussi entamé une grève pour protester contre l’usage de plus en plus fréquent de la langue de Molière durant les cours, sanctionnant de fait les élèves parlant uniquement celle de Shakespeare. Aussi demandent-ils que seuls les professeurs francophones parfaitement bilingues puissent enseigner dans les régions anglophones afin que la spécificité linguistique de la zone soit conservée.
Bien qu’enseignants et avocats soient aujourd’hui en première ligne, c’est la minorité dans son ensemble qui déplore sa mise au ban administrative, politique et économique. "La majorité des postes importants, au niveau politique, sont occupés par des francophones, témoignait, le 24 novembre, un comptable de Bamenda, aux Observateurs de France 24. D’une manière générale, il n’y a d’ailleurs pas beaucoup de travail ici : quand l’État recrute des fonctionnaires, il privilégie généralement les francophones, et il n’y a pas de grosses entreprises publiques ou privées. Résultat : même avec un diplôme universitaire, on peut se retrouver sans travail ou à vendre des cartes SIM dans la rue par exemple."
Face au coup de semonce des enseignants et avocats, Yaoundé agite le bâton. Au risque de raviver le sentiment séparatiste. Le 8 octobre, alors qu’un rassemblement d’avocats est violemment réprimé par la police à Bamenda, le groupe des députés du SDF monte au créneau pour exiger des excuses du gouvernement. Sur les réseaux sociaux, les appels à l’indépendance du Southern Cameroons (qui regrouperait les actuelles régions Sud-Ouest et Nord-Ouest) se multiplient alors.
• Le mouvement sécessionniste peut-il prendre de l’ampleur ?
Des drapeaux de la République du Cameroun brûlés, les couleurs bleue et blanche du mouvement sécessionniste portées haut… Les images des manifestations du 8 décembre témoignent de la montée du sentiment séparatiste chez les anglophones. Encore plus symptomatique du fossé linguistique qui semble se creuser : le 16 novembre, rapporte Jeune Afrique, lors de la cérémonie d’ouverture de la Coupe d’Afrique des nations féminine à Yaoundé, "la version anglaise de l’hymne camerounais a résonné plus vigoureusement que d’habitude".
Reste que jusqu’à maintenant, le mouvement est resté plutôt symbolique. De fait, les velléités sécessionnistes ne datent pas d’aujourd’hui. Et, à ce jour, Yaoundé est toujours parvenu à endiguer les poussées séparatistes.
Dans un article publié en 1996 dans la revue "Politique africaine", le chercheur Piet Konings faisait état du même sentiment d’injustice qui anime aujourd’hui la minorité linguistique camerounaise. "L’unification de mai 1972, obtenue sans surprise par référendum, accéléra cette évolution [vers un État centralisé] laissant les anglophones frustrés en raison de leur perception de leur marginalisation politique, de la faiblesse de la mise en valeur des ressources à leur profit, en particulier le pétrole, et des tentatives de ‘francisation’."
Avec l’instauration du multipartisme au début des années 1990, les groupes de pression anglophones, de plus en plus organisés, ont obtenu plusieurs victoires, telle l’admission, en 1995, du Cameron au sein du Commonwealth, mais les manœuvres du régime de Paul Biya ont toujours eu raison de leurs visées autonomistes. Conscient qu'au sein des mouvements autonomistes, les partisans du fédéralisme et les tenants de la sécession peinent à s’entendre, le pouvoir a souvent exacerbé les divisions en plaçant parcimonieusement des anglophones à des positions-clés. C’est un homme politique originaire du Nord-Ouest, Philémon Yang, qui occupe le poste de Premier ministre depuis 2009. En 2014, Ayah Paul Abine, figure anglophone qui avait rejoint les sécessionnistes du Southern Cameroons National Council (SCNC), fut nommé à la Cour suprême...
Mais en cette période de flambée de violences, ces mesures d’ajustement dite d’"intégration nationale" risquent de ne pas suffire à calmer les ardeurs des "Anglos" considérant la communauté francophone comme une élite vieillissante et arrogante accrochée à ses privilèges.
• Faut-il craindre des tensions entre anglophones et francophones ?
À l’occasion du dernier sommet de la Francophonie, les 26 et 27 novembre, à Madagascar, l’AFP rapportait le cri d’exaspération d’un Camerounais anglophone. "On en a marre d'être vos sous-citoyens !", lançait ce participant à l’adresse de l’un de ses compatriotes francophones, signe des crispations qui gagnent la société camerounaise.
Sauf que, pour l’heure, la confrontation se limite à un bras de fer avec le pouvoir central et ses forces de l’ordre. "Nos problèmes sont uniquement liés à l’État et à la mauvaise gouvernance", assurait un enseignant vivant à Bamenda aux Observateurs de France 24. "Les gens se radicalisent en croyant être les seuls à souffrir des pénuries d’eau et d’électricité ou de la corruption qui touchent pourtant tous les Camerounais", expliquait pour sa part une femme d’affaires anglophone à Jeune Afrique qui dit croire "en un pays uni dans sa diversité linguistique et culturelle".
Chez les francophones, si la cause sécessionniste trouve peu d’échos, beaucoup disent comprendre les griefs de leurs concitoyens anglophones. Des intellectuels plaident même en faveur d’une plus grande ouverture vers la langue anglaise. "Notre avenir est anglophone", déclarait ainsi l’écrivain Patrice Nganang à Jeune Afrique. Même son de cloche chez Frieda Ekotto, enseignante de littérature comparée à l’Université du Michigan, aux États-Unis : "Nous avons tort de nous enfermer dans la langue française. Regardez nos étudiants, les portes des universités anglophones leur sont beaucoup plus ouvertes que celles de l’Hexagone."